
Une femme tient une pancarte sur laquelle on peut lire "Touristes, rentrez chez vous !" lors d'une manifestation à Palma de Majorque, ville balnéaire en Espagne, le 15 juin 2025. © Jaime Reina, AFP
L'été bat son plein, et avec lui, la foule dans les calanques de Marseille, au pied de la tour Eiffel ou sur les remparts de Saint-Malo. Si le nombre de visiteurs ne cesse d'augmenter chaque année, la France ne connaît cependant aucune mobilisation d'ampleur contre le tourisme, contrairement à d'autres pays d'Europe du Sud.
Car le 15 juin dernier, dans près de 20 villes espagnoles, italiennes et portugaises, des milliers de manifestants ont défilé pour dénoncer les conséquences du surtourisme : flambée des prix de l'immobilier, éviction des habitants de leurs quartiers ou encore perte d'identité locale. Dans les cortèges et sur les murs, un slogan revient : "Touristes, rentrez chez vous !"
À Barcelone, certains manifestants ont arrosé les vacanciers à coups de pistolets à eau, pendant qu'à Palma de Majorque, une pancarte résumait le malaise : "Votre richesse, notre misère". Selon eux, un fossé se creusent entre vacanciers aisés et populations locales, souvent cantonnées à des emplois précaires dans le secteur touristique.

Avec 94 millions de touristes en 2024, l'Espagne, deuxième destination mondiale, a vu la colère prendre de l'ampleur depuis quelques années. En France, avec un record de 100 millions de visiteurs internationaux la même année – un chiffre qui pourrait encore grimper en 2025 – l'exaspération gagne du terrain, mais n'a pas encore donné naissance à un mouvement populaire.
Des traditions touristiques différentes
Une explication se trouve dans la relation historique qu'entretient la France, et particulièrement Paris, avec les visiteurs étrangers. Dès le XIXe siècle, la capitale accueillait les foules des expositions universelles. Cette tradition ancienne a favorisé un "certain niveau de tolérance" vis-à-vis du tourisme dans la capitale, rappelle Stefan Hartman, chercheur à l'European Tourism Futures Institute.
À l'inverse, Barcelone, autre grande destination européenne, n'a réellement basculé dans l'économie touristique que récemment. "Avant les Jeux olympiques de 1992, il n'y avait pratiquement pas de tourisme", explique Xavier Font, professeur de marketing durable et spécialiste du tourisme à l'Université de Surrey au Royaume-Uni.
"Quarante ans, ce n'est pas si long pour permettre à une ville de s'adapter à son nouveau statut." Les Barcelonais, notamment les plus âgés, peinent à reconnaître leur ville. "Le tourisme a pris une telle ampleur dans l'économie locale que les habitants ont l'impression de ne plus compter", poursuit Xavier Font.
Autre différence majeure : la provenance des touristes. En France, les visiteurs nationaux ont comptabilisé environ 69,2 % du total des nuitées en hébergement touristique, tandis que la clientèle internationale représentait 30,8 % des nuitées. Leurs dépenses sont même deux fois supérieures à celles des touristes internationaux en 2024.
Or, un touriste national est souvent perçu comme plus respectueux : il parle la même langue et est susceptible de se comporter de la même manière que les locaux. Selon Xavier Font, "les résidents s'accommodent plus facilement" de ces profils.
Ces voyageurs sont également plus susceptibles d'être des habitués ou de posséder une résidence secondaire, "retournant souvent dans un endroit qu'ils respectent et chérissent", explique Xavier Font. "En revanche, les personnes qui visitent un endroit pour la première fois ont tendance à moins bien le connaître. Ils ne savent pas vraiment ce qui est typique, ce qui est respectueux et ce qui ne l'est pas."
Un tourisme plus étalé, plus dispersé
Autre spécificité française : la dispersion géographique du tourisme. Si Paris concentre près de la moitié des touristes annuels en France, elle n'est pas seule à attirer les foules. Car la capitale bénéficie d'un atout : la présence d'attractions majeures en périphérie, comme Disneyland Paris (14 millions de visiteurs annuels) ou le château de Versailles (7 millions), qui permettent de désengorger le cœur de la ville.
Surtout, les touristes en France se répartissent tout au long de l'année entre mer, montagne, campagne et patrimoine : plages de la Côte d'Azur, stations de ski, régions viticoles, châteaux de la Loire… En Espagne, au contraire, la pression se concentre sur le littoral et les grandes villes. "Une trop grande partie du marché espagnol est concentrée sur la saison estivale", soulève Xavier Font. "De plus, le concept de ‘city breaks' [escapade de quelques jours dans une ville, NDLR] a considérablement accru la pression sur les communautés locales."
Pour autant, la France n'est pas à l'abri. Certaines destinations commencent à prendre des mesures pour contenir les flux. Sur l'île de Porquerolles, dans le Var, le nombre de visiteurs est désormais plafonné à 6 000 par jour. À Bréhat, en Bretagne, un arrêté limite l'accès à 4 700 personnes par jour pendant l'été.
À Saint-Malo, les autorités misent sur un tourisme plus réparti dans l'année, ciblant notamment les "dinks" ("double income, no kids", ou "couple à deux salaires sans enfants", en français) qui voyagent en basse saison. Et à Cannes, dès 2026, un seul paquebot de croisière sera autorisé à accoster chaque jour, avec un nombre de croisiéristes accueillis limité à 6 000 par jour.

Une manière d'anticiper et de prévenir un ras-le-bol généralisé contre le surtourisme. Car même les institutions les plus prestigieuses montrent des signes de saturation. En janvier, une note confidentielle adressée par la présidence du Louvre au ministère de la Culture a fuité : elle porte sur les risques pesant sur les œuvres et l'état inquiétant du bâtiment, en raison d'une affluence record.
Le "point de bascule" touristique
Au mois de juin, les agents d'accueil du Louvre ont fait grève pour dénoncer des conditions de travail "intenables", avec des foules devenues ingérables dans le plus grand musée au monde. L'engouement des visiteurs – plus de 20 000 admirent chaque jour la Joconde de Léonard de Vinci – gêne en effet souvent les conditions de visite des espaces environnants, à commencer par les Noces de Cana de Véronèse, accroché dans la même salle des États.

L'institution a accueilli en tout près de 9 millions de personnes en 2024, dont 77 % de touristes étrangers. Elle devance notamment le British Museum, les musées du Vatican et le Met à New York.
Selon Stefan Hartman, les destinations françaises ont, jusqu'ici, échappé à ce qu'il appelle le "point de bascule" : ce moment où l'afflux de visiteurs dépasse la capacité d'accueil d'un lieu ou aggrave ses fragilités, au point de provoquer un mouvement social.
Une fois ce seuil franchi, toutefois, le retour à l'équilibre s'annonce ardu : "Cela demande énormément de ressources pour remettre en cause des systèmes économiques puissants, centrés sur le profit, qui alimentent le développement touristique", prévient-il.
Cet article a été adapté de l'anglais par Barbara Gabel. L'original est à retrouver ici.