Dans la banlieue d'Alger, Yasmina s'occupe des femmes de la mosquée Abou Obeida. Cette mourchida, guide religieuse nommée par le ministère des Affaires religieuses, est aux avant-postes de la lutte contre la radicalisation des esprits. Reportage.
Mosquée Abou Obeida à Bachjarah, El Harrach, dans la banlieue d’Alger. Il est 13h30. Sous un soleil de plomb, les fidèles qui n’ont pas pu accéder à la salle de prière, écoutent en silence l’incontournable prêche du vendredi. Des haut-parleurs, s’élève la voix de l’imam, un brin nasillarde. Pas une seule femme à l’horizon. Seules des têtes d’hommes dépassent des barrières en fer forgé de l’édifice aux murs jaunes. Une fois la prière terminée, le flot incessant de fidèles se déverse dans la rue. Les femmes, toutes voilées, sortent par une autre issue, située dans une rue perpendiculaire. Le hidjab est visiblement toujours la règle dans ce quartier, ancien fief islamiste dans les années 1990.
Yasmina arrive enfin dans son bureau de la Mosquée, essoufflée et en nage. Yasmina est une mourchida, c'est-à-dire un guide religieux au féminin officiellement désignée par le ministère des Affaires religieuses. Elle s’installe aussitôt derrière la table recouverte d’un tapis de prière bleu et, tout en s’excusant pour son retard, y dépose une bouteille de jus d’orange, des sablés maison, ainsi que de petites serviettes en papier délicatement pliées qu'elle sort de son sac. Rien n’est laissé au hasard. En Algérie, l’hospitalité est de rigueur partout, même dans la maison de dieu.
"Enseigner un islam de tolérance"
Yasmina officie comme mourchida dans la mosquée Abou Obeida depuis dix-sept ans. Son rôle ? Protéger la société contre les dérives fondamentalistes. Une véritable vocation pour cette diplômée de sciences islamiques. "Je voulais faire passer les messages de l’islam, car j’aime ma religion, insiste la quadragénaire, la tête recouverte d’un voile gris perle. Il est important de simplifier la religion, d’apprendre aux gens comment à la vivre au quotidien, car ils n’ont pas fait d’études".
Des voix de femmes s'élèvent de la salle de prière. Elles récitent le Coran en boucle. Les sourates, déclamées mélodieusement, forment presque un chant. "Notre rôle est de renforcer la relation avec les fidèles afin de les immuniser contre toute tentative de récupération politique de la religion. On n’a pas besoin de faire de la politique dans une mosquée", poursuit la mourchida.
Politique et islam ne font pas bon ménage en Algérie. Le pays en a payé le prix fort dans les années 1990. Pendant ces années de guerre civile qui ont fait plus de 200 000 morts, les mosquées étaient le bastion du Front islamique de salut (FIS, aujourd'hui dissous) qui prônait une vision fondamentaliste de l'islam appelant à une révolution islamique.
"Mon rôle en tant que mourchida est d’enseigner un islam de tolérance. Personne n’est habilité à juger qui que se soit. Sauf Dieu, martèle Yasmina en agitant les mains. Il ne faut pas négliger la religion, mais il ne faut pas aller trop loin. Si vous passez ce message au quotidien, les idées extrémistes ne peuvent pas prendre. Automatiquement, vous immunisez la société contre les dérives fondamentalistes".
"Ces gens ne représentent pas le véritable islam"
Ce message, le guide religieux le martèle bien au-delà de la mosquée et de son audience féminine. La mourchida intervient dans les lycées, les maisons de jeunes, mais aussi les cités universitaires pour prévenir contre le fléau de l’extrémisme religieux. Si officiellement peu de jeunes algériens sont candidats au jihad en Irak ou en Syrie (800 à 1 100 Algériens sont enrôlés dans les rangs de l'EI et les autres mouvements jihadistes en Syrie, selon le quotidien arabophone "Echourouk") , Yasmina, comme ses 314 consœurs à travers tout le pays, est là pour étouffer dans l’œuf toute velléité de départ.
"Ces gens ne représentent pas le véritable islam. Les Algériens ont connu le traumatisme des années noires. Ils sont donc très peu à vouloir partir faire le jihad à l’étranger ou prendre le maquis ici, relativise la mourchida en rappelant le dévoiement du terme lui-même. Le mot "jihad" doit être pris dans son sens originel, selon la définition du Coran et les premières interprétations des savants, souligne la mourchida. On doit savoir historiquement pourquoi le prophète a fait le jihad : c’est le droit à l’autodéfense et non l’offensive. Ça ne veut pas dire prenez le maquis et aller tuer. Le jihad suprême est celui qui nous concerne personnellement. C’est le devoir de se dépasser". Contrairement au message véhiculé par l’organisation de lÉtat islamique, le Coran n’appelle pas à combattre les autres religions. "Nous expliquons aux fidèles qu’il ne faut pas combattre les autres religions mais qu’au contraire, il faut les accepter et les respecter".
Cette notion de dialogue est centrale au travail de la mourchida. Un dialogue qui a lieu dans le cadre des cours de Coran qu'elle donne plusieurs fois par semaine, mais aussi en dehors. Car c'est souvent là que s'expriment les "idées déviantes".
Elle raconte par exemple comment, en 2011, elle a croisé la route d’une brillante étudiante en médecine, qui soudainement a montré des signes inquiétants de radicalisation. Du jour au lendemain, la jeune femme, déjà voilée, a voulu porter le jilbab (sorte de longue robe recouvrant les cheveux et tout le corps) et s’est mise à reprocher à sa mère de ne pas se couvrir la tête. Elle refusait également que les anniversaires soient célébrés à la maison parce que c’était "pêché". "Elle est venue ici à quelques reprises, car une de ses amies faisait partie de mes fidèles, se souvient Yasmina. Un jour, alors que je venais de terminer un cours sur le Coran avec les femmes, elle m’a reproché un geste que j’avais fait. Elle m’a cité des oulémas en insistant sur le fait que c’était mal".
L’anecdote prête à sourire : une jeune femme apprenant à un guide religieux ce qui est "haram" [interdit]. Mais la jeune femme ne s’est pas arrêtée là. "Elle m’a dit qu’il fallait que les femmes apprennent seulement les sciences islamiques car le reste était pêché. Pour elle, la femme était là avant tout pour s’occuper de la famille", raconte la mourchida. Pressentant le risque que l’étudiante en médecine bascule pour de bon, la mourchida entretient le dialogue lorsqu'elle la rencontre au marché ou à la bibliothèque, et finit par réussir à la détourner de ses idées obscurantistes. "J’ai été un facteur, mais il y en eu certainement d’autres. En tant que mourchida, j’ai participé, mais c’était une synergie", insiste Yasmina en précisant que la jeune femme a finalement poursuivi ses études de médecine et même passé avec brio son concours de spécialisation.
Ainsi, des inspecteurs contrôlent-ils régulièrement les discours tenus dans les mosquées. Une attention toute particulière est portée aux hommes. Et si une faute est constatée, l’imam passe en "conseil de discipline". La sanction peut aller jusqu’à la révocation.
Des guides religieux sous étroite surveillance
Le travail de mourchida requiert une vigilance de tous les instants, en particulier pour lutter contre les risques d'infiltration des mosquées. En dix-sept ans d’exercice, le guide religieux se souvient de trois incidents. "Des femmes, qui n’étaient pas des habituées de la mosquée, sont venues pour donner des cours. Elles voulaient véhiculer des idées extrémistes. Je les ai mises dehors en leur expliquant que j’étais la seule habilitée à enseigner le Coran ici".
En Algérie, contrairement à la France, où les imams sont parfois responsables de la radicalisation des fidèles, les mourchidates et les imams sont étroitement surveillés. "On ne nous laisse pas faire ce que nous voulons, s’émeut Yasmina après l’évocation de l’expulsion régulière de guides religieux de l’Hexagone. Nous avons des rencontres périodiques avec les instances religieuses nationales et gouvernementales pour nous donner les grandes orientations de notre mission. Nous sommes là pour maintenir la stabilité de la société".
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Un rôle de professeur
Outre cette mission de protection contre l’intégrisme, Yasmina chapeaute également des cours d’alphabétisation des femmes. Et les résultats sont au rendez-vous. Une femme de 72 ans, totalement analphabète, a ainsi pu passer son bac cette année grâce au travail d’une mourchida d’une autre mosquée. La mourchida en est fière, très fière. Même s’il ne s’agit pas d’un succès personnel. "Ici, nous avons plusieurs fidèles qui ont obtenu leur certificat de sixième", s’enorgueillit-elle.