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Selon le démographe Emmanuel Todd, les millions de manifestants qui ont défilé après la tuerie de "Charlie Hebdo" le 11 janvier sont des islamophobes qui s’ignorent. Une thèse qui a provoqué une polémique et la quasi excommunication de son auteur.

Le débat intellectuel ne fait pas de prisonnier en France. La sortie du dernier essai d’Emmanuel Todd, "Qui est Charlie ?" (Seuil) vient d’en donner une nouvelle preuve. Avec la quasi unanimité de ses pairs contre lui, les journalistes qui appellent à la rescousse les sociologues, et même le premier ministre Manuel Valls qui a pris la plume pour dénoncer, dans "Le Monde", ses "impostures", le démographe - salué en 2013 pour son travail sur l’évolution historique des structures familiales françaises ("Le Mystère français", avec Hervé Le Bras) - frise aujourd’hui l’excommunication.

Pourquoi tant de haine ? Certes, on peut comprendre que Todd voie dans la manifestation du 11 janvier après le massacre de "Charlie Hebdo", un emballement, une hystérie. Comme souvent en pareille situation, il flottait comme une sorte d’obligation de s’en réclamer, qui révèle souvent une interruption de la pensée et de la réflexion. Toutefois, le pays était réellement sous le choc. Dans certaines situations, les élans collectifs spontanés, irréfléchis valent mieux que silences et abstentions.

Il est plus difficile à quiconque ayant participé à la marche de se reconnaître dans le décryptage que fait Todd des motivations des manifestants : non pas une volonté de défendre les valeurs républicaines (dont la laïcité et le droit de critiquer jusqu’au blasphème les religions), mais au contraire "une volonté des classes moyennes supérieures d’en découdre avec l’Islam" et de trouver en la personne du musulman un nouveau bouc émissaire. Bref, cette manifestation aurait été avant tout "islamophobe".

Sous Charlie, Vichy

La méthode Todd (si l’on peut dire) consiste à calquer sur la carte de France des manifestations du 11 janvier celle de l’évolution de la pratique religieuse catholique. Et partant de là, de son aveu même, à avoir une "vision", un "flash", qui collait parfaitement : les régions où l’on avait le plus manifesté n’était pas celles traditionnellement les plus attachées aux valeurs de la République, les plus égalitaristes, celles qui s’étaient le plus illustrées dans la Révolution Française, mais bien au contraire les anciens bastions catholiques réactionnaires.

Certes, la pratique religieuse catholique y est depuis longtemps en recul tant les populations ont été brassées par les effets de la mondialisation et de la mobilité géographique. Mais selon Todd cela ne change rien à l’affaire, en vertu de ce qu’il appelle un "principe d’inertie" selon lequel "une société ou une classe ne saurait échapper si vite à sa trajectoire historique" : il y aurait continuité sociologique, concept qui lui sert de clé pour ouvrir n’importe quelle porte. En particulier celle-ci : "les régions qui soutiennent aujourd’hui le plus vigoureusement le projet européen et la laïcité sont celles qui, lorsqu’elles étaient catholiques, avaient fourni à l’antidreyfusisme ses plus gros bataillons et au régime de Vichy ses meilleurs soutiens."

Tout s’explique donc ! Et ces millions de manifestants, parmi lesquels très peu d’ouvriers et d’habitants des banlieues, seraient en réalité, même inconsciemment, les figurants d’une dérive autoritaire des classes moyennes en proie à un "désir d’affrontement avec l’Islam de plus en plus religieux."

Todd risque même le parallèle avec l’Allemagne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, lorsque la chute de la pratique religieuse chez les deux-tiers des protestants a "conduit à l’ascension, dans un premier temps, à la social démocratie et à l’antisémitisme, dans un second au nazisme". Pour un peu et nous serions conduits à penser avec lui que les manifestations de janvier sont les signes avant-coureurs d’un péril totalitaire.

L’Islam, religion des pauvres

Là où l’auteur est encore plus difficile à suivre, c’est sur sa vision du "droit au blasphème". Pour lui, ce principe peut être admis s’il s’agit de s’en prendre à sa propre religion (ou celles dont on est issus). Il devient lâche et réactionnaire lorsqu’il s’agit de l’Islam, considéré, par principe, comme la religion des plus faibles et des plus discriminés.

Mais le plus horripilant dans cette thèse, c’est que la véritable cible de Todd est comme toujours depuis une décennie les tenants de l’Europe libérale, ceux qui seraient les principaux responsables de l’adoption de la monnaie unique, au premier rang desquels les socialistes (le PS est, pour lui, devenu un parti de droite).

Or les socialistes réalisent justement leurs meilleurs scores dans des anciennes régions dites "catholiques zombies" (celles dans lesquelles le catholicisme est un mort vivant), celle qui auraient fait de l’euro "une idole monétaire", les mêmes qui étaient Charlie. CQFD. Todd en conclut que "c’est bien un idéal de hiérarchie qui avait mené à Maastricht et qui nous gouverne toujours, ancré dans les valeurs d’autorité et d’inégalité. Il nous vient du catholicisme et de Vichy plus que de la Révolution". Bref le culte socialiste de la monnaie unique serait en passe de devenir, si ce n’est déjà le cas, la nouvelle religion française.

Il est vrai que les démocrates chrétiens et les socialistes se sont alliés dans la dynamique de construction européenne. Le caractère réactionnaire et vichyste saute moins aux yeux.

Les deux xénophobies

On venait lire Emmanuel Todd pour comprendre "Qui est Charlie" et on se retrouve embarqués malgré soi dans un nouvel assaut contre les ennemis obsessionnels de l'auteur. Il y a de quoi se sentir un peu grugé.

Pour lui, l’euro est devenu la source de tous nos maux. Le chômage et la précarité, bien sûr, mais aussi l’islamophobie et l’antisémitisme. Détournée de la question sociale, la France s’est "crispée sur la question religieuse et devient de plus en plus islamophobe et antisémite."

Car là réside l’originalité et aussi le mérite (il en a quand même) de cet essai rouge vif. Contrairement à beaucoup d’autres oracles de l’islamophobie, Emmanuel Todd ne minore pas, bien au contraire, l’antisémitisme des banlieues françaises, souvent le fait de musulmans. Il lui paraît être l’un des principaux défis de l’heure en France. Il est troublé (et on l’est avec lui), de voir que la tuerie de Toulouse par Mohamed Merah, celle du musée juif de Bruxelles, et aussi celle de l’hypercasher de Vincennes n’ont pas soulevé autant d’indignation, alors que, souligne-t-il, "assassiner des enfants ou des hommes parce qu’ils sont juifs est plus ignoble encore que de massacrer une rédaction engagée dans un combat."

Il y aurait entre les réactions à ces crimes la même différence qu’il y avait entre les exécutions de résistants par les nazis et l’extermination de populations entières en raison de leur seule naissance. À ce propos, on lira avec intérêt les pages où Todd s’efforcent de distinguer deux formes de xénophobie : l’une différentialiste ("vous n’êtes pas assez différents"), celle des nazis, et une autre qui peut se réclamer des Lumières, qualifiée d’universaliste ("vous êtes trop différents"). Reste que les assassinats de citoyens juifs ne suffisent pas à faire descendre dans la rue des millions de manifestants.

L’ennui c’est qu’on ne voit toujours pas comment ce reproche de xénophobie inconsciente pourrait s’appliquer à la masse des manifestants porteurs des "Je suis Charlie", slogan auquel certains ajoutaient : "Je suis policier", "Je suis juif", et même "Je suis musulman", dans un souci d’œcuménisme. Les sentiments de cette foule complexe étaient forcément contradictoires. De là à discréditer ces marcheurs, il y a un pas qu’il ne fallait pas franchir de manière aussi grossière.

Une crise religieuse

Il y a un autre point, sur lequel l’essai d’Emmanuel Todd a le mérite de faire réfléchir : la "crise religieuse" en France. Une partie du pays, celle qui se sent athée ou au moins sortie de la religion (qu’elle soit catholique, juive ou musulmane) admet de moins en moins les replis identitaires et les revendications de certaines religions, particulièrement de l’Islam lorsque certains de ses représentants souhaitent ouvrir une brèche dans la laïcité. Mais il y avait une autre possibilité d'interprétation des intentions des manifestants "Je suis Charlie". Et si, tout simplement, les laïcs (qui ne sont pas tous des catholiques, zombies ou non) qui respectent cette séparation entre religieux et temporel, entre sphère privée et sphère publique, qui ont intégré cette distanciation avec leur religion d’origine, avaient voulu, au milieu d’un drame terrible, dire "non" à un mouvement d'extrémisme religieux qui s’attaque aux piliers de la République ?