La haute gastronomie est de plus en plus confrontée au phénomène des allergies alimentaires. Afin que le choix de leurs clients ne se limite pas aux salades, les grands chefs s'organisent. France 24 leur a demandé comment.
Soirée ordinaire pour Christophe Roure. Dans son restaurant lyonnais Le Neuvième Art, qui vient tout juste de décrocher deux étoiles au guide Michelin 2015, 32 couverts sont réservés, dont un allergique au gluten et un autre au lactose. Depuis sa cuisine, le chef se félicite d’avoir été prévenu à l’avance, une formalité à laquelle ne pensent pas toujours les convives. "Tous mes amuse-bouche contiennent du gluten, mais je peux m'adapter à l’avance et prévoir une alternative pour mon allergique de ce soir", explique celui qui a été sacré Meilleur ouvrier de France en 2007. "Quand on découvre au contraire l'allergie au dernier moment, on passe beaucoup plus de temps sur un seul client, au détriment des autres."
À l'instar de Christophe Roure, les grands chefs sont de plus en plus confrontés au phénomène des allergies alimentaires. Ils se sont donc progressivement adaptés. "On commande du pain sans gluten à notre boulanger", note Julien Roucheteau, chef de la Table du Lancaster à Paris, qui a aussi gagné ses deux macarons cette année. Après, c'est au cas par cas, comme celui de cette cliente végétalienne (qui ne mange aucun produit d'origine animale). Résignée à ne manger qu'une salade, elle s'excuse carrément du désagrément mais le chef décide de lui concocter sur l'instant un menu à cinq plats. "Le client paie un certain prix donc il faut faire l'effort de s'adapter. Et puis c'est notre boulot d’accueillir les gens, dans la restauration."
Allergies en pagaille
Tous les chefs contactés par France 24 notent "de plus en plus d'allergies" à leurs tables. Diagnostic confirmé par le docteur Nhân Pham-Thi, allergologue au centre médical de l'Institut Pasteur. "Le nombre de cas augmente, c’est indéniable. Surtout les cas sévères qui vont jusqu'aux chocs anaphylactiques et peuvent provoquer la mort. Difficile de l'expliquer. Cela dépend de beaucoup de choses, dont l'évolution de nos modes de vie, de l'environnement…" En 2002, une étude de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Affsa) estimait que 2,1 à 3,8 % de la population étaient sujets à ces allergies. Difficile d’évaluer l’ampleur prise aujourd’hui par le phénomène.
Pas simple non plus de dater le moment où les allergies sont devenues courantes dans les grands restaurants. Pour Christophe Roure, cela fait bien "cinq ou six ans" qu'il est impossible de les ignorer. Aujourd'hui, "sur une table étoilée, les clients ne comprendraient pas qu'on leur propose seulement une salade".
Aller au-delà de cette salade suppose parfois même de sortir le chef de sa cuisine. Maxime Meilleur, qui dirige la sienne avec l’aide de son père, dans son restaurant alpin trois étoiles de La Bouitte, se souvient être allé parler directement à une cliente pour qui l’adjectif "allergique" était presque un euphémisme. "Elle avait carrément une feuille recto-verso remplie de contre-indications alimentaires. On a trouvé une solution ensemble et depuis, elle revient souvent. Elle appelle simplement la veille et on prend deux minutes pour discuter tous les deux de ce qu'on peut lui préparer", sourit le cuisinier savoyard. "C'est important d'être à l'écoute des clients, c'est une question de confort pour eux."
Pot aux roses
Seule mission impossible, transformer les pâtisseries. Les produits laitiers sont indispensables à toute pâte feuilletée, cake ou éclair au chocolat. "Vous retirez le beurre ou la crème à mon chef pâtissier, il se tire une balle", plaisante Julien Roucheteau. "On doit remplacer ces desserts, parfois par une excellente salade de fruits, mais cela reste moins élaboré", regrette Maxime Meilleur.
C'est d’ailleurs au moment du dessert qu'apparaissent parfois les complications… ou que sont révélés les pots aux roses. "Les diabétiques se rendent souvent compte qu'ils ont oublié de se signaler lorsqu'on leur apporte le dessert, évidemment sucré, prévu dans le menu", raconte Éric Westermann du Buerehiesel, restaurant alsacien à une étoile. Avant d'ajouter : "Une fois, une cliente qui avait affirmé être allergique au gluten a fini par commander une belle brioche à la bière. Là, on se dit qu'on a fait beaucoup d'efforts pour rien."
Mais aucun de ces grands chefs ne désespère. Au contraire. "Ne le dites pas trop, mais ça permet aussi de sortir de la routine !", rigole Julien Roucheteau. "C'est un défi à chaque fois. On est contents d'avoir préparé la solution." Et Maxime Meilleur de conclure : "De temps en temps, on trouve même une idée à laquelle on aurait jamais pensé sinon. Donc c'est définitivement positif".