envoyée spéciale France 24 à Istanbul – Alors que la minorité kurde de Turquie se mobilise pour soutenir la ville syrienne de Kobané, assiégée par l’EI, la majorité turque se désolidarise de ce mouvement et du conflit syrien, qui risque, selon elle, de tourner à son désavantage.
Il est 18 heures à Istanbul, ce samedi 11 octobre, et la célèbre avenue Istiklal bouillonne. Les bars se remplissent, les filles en talons envahissent les boutiques et les gourmands salivent devant les vendeurs de Kahramanmaraş, cette crème glacée compacte à base d’orchidées aux vertus, paraît-il, aphrodisiaques. Un week-end comme les autres. En apparence.
Devant les grilles monumentales du lycée Galatasaray, un char anti-émeute fait tourner son moteur. Les policiers en uniforme sont aux aguets, bouclier en main. Comme tous les soirs depuis cinq jours, une centaine de personnes s’est réunie à l’appel du Parti démocratique populaire (HDP), la principale formation kurde de Turquie, pour apporter son soutien à Kobané, enclave kurde de Syrie prise d’assaut par l’organisation de l’État islamique (EI).
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En marge du rassemblement, Can, 32 ans, observe d’un œil réprobateur. "C’est ridicule qu’ils manifestent ici. Ce qui se passe à l’Est doit rester à l’Est", explique-t-il. Autrement dit : ce qu’il se passe chez les Kurdes – majoritaires dans l’est de la Turquie, pays qui compte plus de 10 millions de membres de cette communauté - doit rester chez les Kurdes. "Les gens sont innocents ici : les commerçants, les passants… Et eux, ils paralysent la ville", poursuit-il.
Le spectre des années noires
À regarder les milliers de personnes qui défilent, indifférents, dans l’artère commerciale, difficile de croire que la ville est paralysée. Pas un commerçant n’a baissé le rideau pendant le rassemblement, dispersé en moins d’une heure, sans dégât. Les marchands ambulants restent néanmoins sur leurs gardes : "Les clients ne viennent pas parce qu’ils ont peur", affirme l’un d’eux. Un vendeur de bretzels renchérit : "Ils m’ont cassé deux vitres et un parasol", se plaint-il. "Et puis, il y a tous ces morts ... Ils sont violents". "Ils" se sont les Kurdes, ceux du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, NDLR], l’ennemi public numéro un.
Depuis le 6 octobre, les émeutes, violentes, ont gagné l’ensemble de la Turquie. Commerces vandalisés, voitures incendiées, lynchages. Pour la première fois depuis 20 ans, l’armée est descendue dans la rue et l’état d’urgence a été décrété dans six villes du pays. Près d’une quarantaine de personnes ont été tuées, dont deux policiers mitraillés jeudi, à Bingöl, par des inconnus. Les affrontements ont opposé militants et forces de l'ordre, mais aussi partisans du PKK et islamistes de Huda-Par. Ce petit parti islamiste turc est la façade légale du Hezbollah, mouvement radical sunnite - distinct de son homonyme libanais - interdit depuis le milieu des années 1990.
Ces violences ravivent des cauchemars d’enfance et la terreur des années 1980-90. En 1984, le PKK s’était engagé dans la lutte armée pour obtenir la création d’un État kurde indépendant. Les forces de sécurité turques avaient répondu par la répression. S'ensuivit dans les années 90 une politique de terre brûlée par l'armée turque dans le sud-est anatolien qui avait contraint à l’exil plus de 2 millions de personnes. Le conflit avait fait plus de 37 000 morts.
Les violences sont retombées après l’arrestation, en 1999, d’Abdullah Öcalan, leader historique du PKK ; elles ont totalement cessé avec le processus de paix entamé en 2013, entre le PKK et l’AKP, parti au pouvoir en Turquie. Pour autant, la peur est toujours là, plus forte que les idéaux. "Il ne faut pas oublier que 35 ans de propagande sont passés par là", explique Ozan Tekin, activiste du Parti socialiste révolutionnaire des travailleurs. "La priorité des laïcs nationalistes et des islamo-conservateurs est d’écraser le PKK", poursuit-il.
Une génération biberonnée à la terreur
Sibel Akbas est une frêle jeune femme de 25 ans à la peau de lait et aux cheveux de jais. Comme 3,5 millions de Turcs - toute obédience confondue - cette étudiante en architecture a participé, en juin 2013, à la mobilisation de Gezi, une fronde inédite contre le pouvoir, accusé d’autoritarisme et de vouloir islamiser la société. Apolitique avant ces événements, Sibel y fait ses premières armes citoyennes. "Gezi a jeté les graines d’un élan démocratique dans la société turque. C’était le rejet d’un état à travers un mouvement spontané et hétérogène", explique Ozan Tekin. Mais l’élan est retombé. Sibel ne se reconnaît pas dans les manifestations pro-kurdes: "les Kurdes demandent la libération d’Öcalan et soutiennent le PKK. Ce ne sont pas mes idées", se justifie-t-elle.
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Née à la fin des années 1980, Sibel, comme tous ceux de sa génération, a grandi dans la hantise du PKK et de son chef, dont le nom n’était même pas prononcé dans les foyers : on disait "le monstre" ou "le tueur de bébé". Alors quand le PKK annonce qu’il reprendra les armes si la Turquie ne fait rien pour Kobané, Sibel interprète cela comme un coup d’État en gestation et la preuve que son pays ne doit pas s’engager en Syrie. "S’il n’y avait plus de terrorisme en Turquie, on serait d’accord pour donner des armes aux Peshmerga (combattants kurdes de Syrie, proches du PKK turc). Mais si on les arme, ils risquent de nous attaquer en retour", redoute-t-elle.
Une menace pour l’intégrité turque
Personne ne défend le massacre de Kobané, bien sûr ; la catastrophe humanitaire est communément déplorée. Mais beaucoup estiment que la Turquie ne peut se plier à toutes les compromissions pour l’arrêter. "Des Kurdes meurent, on ne veut pas ça. Mais les premiers responsables sont les États-Unis, le PKK et l’AKP qui soutient, idéologiquement et logistiquement, l’EI", explique Ugur Aytaç, vice-président de l’Union de la jeunesse Turque, mouvement ultra-kémaliste. Cette idéologie, fondée sur les principes d’Atatürk, défend bec et ongles le principe d’une république laïque, indivisible et multiethnique.
"La Turquie ne peut en aucun cas s’engager militairement aux côtés du PKK qui souhaite fonder un État sur une base ethnique", poursuit ce militant de 24 ans. Aider les Kurdes de Syrie représente, selon lui, une menace pour l’intégrité de la Turquie. Un risque inutile pour ceux qui souhaitent voir leur pays se cantonner à un rôle humanitaire.
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Erdin Ersoy, designer bijoutier de la place Taksim et citoyen aux idées tranchées, estime que la Turquie a pris sa part en ouvrant ses frontières aux réfugiés syriens. "On a déjà accueilli trois millions de Syriens (le HCR avance le chiffre d’un million, NDLR), on les nourrit, on les loge, cela suffit. La Turquie n’est pas le gendarme du monde !", fustige-t-il. De conclure. "Le plus important n’est pas de posséder un territoire mais de savoir le protéger. La Turquie, elle, a toujours su défendre son sol. Finalement, les Kurdes auront toujours besoin de nous, alors pourquoi se diviser ? Pourquoi leur donner les armes pour se retourner contre nous ?"
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Erdogan veut renforcer la répression après les émeutes pro-kurdes
"La République de Turquie ne serait pas un État si elle n'était pas capable de faire plier quelques voyous. Ils brûlent mais ils en paieront le prix. Nous allons faire plus", a promis dimanche le président Recep Tayyip Erdogan. Il avait souhaité la veille que le Parlement de saisisse d'un nouveau projet de loi dès la semaine prochaine afin de "nettoyer rapidement les rues de ces vandales."