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Armes chimiques au Soudan : des images documentent l’utilisation par l’armée d’un gaz interdit
Le 22 mai 2025, les États-Unis accusent l'armée soudanaise d’avoir utilisé des armes chimiques dans sa guerre contre la milice des Forces de soutien rapide (FSR). Aucune preuve n’a été fournie pour appuyer ces allégations, que l’armée soudanaise nie. Pour la première fois, la rédaction des Observateurs documente deux incidents survenus en septembre 2024 au nord de Khartoum. Tous les indices convergent vers des bombardements au chlore, un gaz toxique interdit par le droit international.
La rédaction des Observateurs a vérifié des images censées documenter des attaques chimiques menées par l’armée soudanaise. Elles ont été filmées en septembre 2024 à la raffinerie al-Jaili, occupée à l’époque par la milice des Forces de soutien rapide. Selon notre enquête, du gaz de chlore a été utilisé par l’armée pour reprendre cette infrastructure énergétique cruciale. © Observateurs

“Le 24 avril 2025, les États-Unis ont déterminé [...] que le gouvernement du Soudan avait utilisé des armes chimiques en 2024.” C’est sur cette phrase que s’ouvre le communiqué du 22 mai 2025 du département d’Etat américain, annonçant des sanctions économiques contre le gouvernement soudanais contrôlé par l’armée. Aucune autre précision n’est donnée pour appuyer cette décision. Le gouvernement soudanais a démenti le lendemain les accusations américaines.

Dès le 16 janvier dernier, un article du journal américain The New York Times évoquait déjà l’usage d’armes chimiques et de possibles sanctions. Ce dernier, citant des responsables américains, affirmait que la milice des Forces de soutien rapide qui affronte l’armée dans une guerre civile sanglante depuis le 15 avril 2023 aurait été visée avec des “armes chimiques sembl[ant] utiliser du gaz de chlore”. Suite à l’annonce des sanctions américaines, plusieurs médias arabophones se sont fait l’écho de ces accusations. Des rumeurs et publications non vérifiées circulent au Soudan, notamment sur l’utilisation d’armes chimiques dans la capitale, Khartoum. Mais aucune preuve de l’utilisation par l’armée soudanaise du gaz de chlore, ou d’une quelconque autre arme chimique, n’avait jusqu’ici été rendue publique. 

La rédaction des Observateurs, basée à Paris, a mené l’enquête sur deux incidents survenus en septembre 2024 autour de la raffinerie pétrolière al-Jaili, au nord de Khartoum, que l’armée tentait de reprendre des mains des Forces de soutien rapide (FSR). Consultés sur les images de ces attaques rassemblées par les Observateurs, cinq experts confirment que celles-ci sont compatibles avec des largages aériens de barils de chlore. Seule l’armée soudanaise utilise au combat des avions militaires permettant ce type de bombardements. 

La rédaction des Observateurs a également tracé l’origine d’un des deux barils de chlore utilisés lors de ces attaques. Importé depuis l’Inde par une entreprise liée à l’armée soudanaise, le chlore devait servir, selon le vendeur indien, “uniquement à des fins de traitement de l’eau potable”. Le chlore est une substance humanitaire critique, utilisée pour la stérilisation de l’eau au Soudan, un pays ravagé par le choléra depuis le début de la guerre civile.

L’usage du chlore à des fins militaires placerait le Soudan parmi les rares régimes à avoir utilisé ce gaz tueur rudimentaire depuis la Première guerre mondiale, lors de laquelle il a été utilisé en masse. Plus récemment, celui-ci a été employé à partir de 2013 par le régime syrien de Bachar el-Assad contre des zones contrôlées par les rebelles. 

Les deux attaques documentées constitueraient par ailleurs une violation des obligations internationales du Soudan au titre de la Convention internationale sur l’interdiction des armes chimiques, qu’il a ratifiée en 1999. L’emploi de “gaz asphyxiants” sur le champ de bataille est également un crime de guerre selon le statut de Rome de 1998. 

A la publication de cet article, ni l’armée soudanaise, ni le gouvernement de ce pays n’ont donné suite à nos demandes d’interviews.  

La raffinerie al-Jaili, cible des attaques chimiques de l’armée selon les FSR

Dès l’annonce des sanctions américaines, des comptes soudanais favorables aux Forces de soutien rapide ont diffusé des images qui, selon eux, prouveraient l’usage d’“armes chimiques” par l’armée soudanaise. 

Certaines des publications affirment que ces attaques auraient eu lieu dans “la raffinerie al-Jaili”, “en septembre 2024”. Cette usine spécialisée dans la transformation du pétrole est située à 60 km au nord de la capitale, Khartoum. Gérée en temps normal par l’entreprise publique Khartoum Refinery Company (KRC), il s’agit de la plus grande infrastructure de ce type au Soudan, vitale pour l’approvisionnement du pays en carburant.  

Armes chimiques au Soudan : des images documentent l’utilisation par l’armée d’un gaz interdit
Sur cette carte, on peut voir la localisation de la raffinerie al-Jaili, au nord de Khartoum, la capitale du Soudan. © Studio graphique France Médias Monde

Le fonctionnement normal de la raffinerie a été perturbé par la guerre civile : les FSR l’ont occupée dès les premières semaines du conflit, tandis qu’un syndicat de travailleurs du pétrole a affirmé en mai 2024 qu’elle était hors service depuis juillet 2023. Elle a depuis été reprise par l’armée soudanaise le 25 janvier 2025, après plusieurs mois d’intenses combats qui l’ont laissée largement endommagée. 

Le 13 septembre 2024, en plein cœur des affrontements pour le contrôle de la raffinerie, les FSR avaient émis un communiqué. Celui-ci accusait déjà l’armée soudanaise d’avoir ciblé la zone avec “un bombardement aérien par des avions de guerre”, utilisant  “des missiles soupçonnés d'être équipés de gaz toxiques, provoquant des blessures et une détresse respiratoire sévère chez des dizaines de travailleurs”.  

Dans les jours précédents, des vidéos avaient circulé sur des comptes pro-FSR montrant deux barils jaunes et verts retrouvés dans les environs de  la raffinerie. Des images publiées le 5 septembre 2024 montraient ainsi un baril sur du sable avec une légende en arabe : “L’aviation de l’armée soudanaise frappe les citoyens avec des armes interdites par le droit international, chargées de gaz toxiques et chimiques.” Des vidéos publiées le 13 septembre 2024 montraient quant à elles un baril similaire sous un arbre. D’autres publications du même jour montraient également des travailleurs sous oxygène. 

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Captures de vidéos publiées le 5 et le 13 septembre 2024 montrant des barils métalliques, qui, selon les personnes relayant ces images, auraient été utilisés pour mener des attaques chimiques. La rédaction des Observateurs a géolocalisé le baril à gauche dans la base militaire de Garri, à 5 km de la raffinerie al Jaili au nord de Khartoum. Le baril à droite était à l'intérieur de la raffinerie elle-même. © Observateurs

La rédaction des Observateurs a mené l’enquête sur ces images, pour vérifier les affirmations des Forces de soutien rapide. Notre équipe a pu géolocaliser ces deux barils, le premier dans une base militaire occupée par les FSR à 5 kilomètres à l’est de la raffinerie, le second en plein cœur de la raffinerie elle-même.

Le 5 septembre, un baril et un nuage jaune dans une base tenue par les FSR

Le 5 septembre 2024, un compte pro-FSR poste sur Instagram une vidéo d’une minute montrant un paysage aride, entouré de bâtiments. On y voit un baril, visiblement déformé, portant une étiquette jaune sur laquelle on peut lire une mention en anglais : “Agent oxydant 5.1”.

Cette vidéo postée sur Instagram le 5 septembre 2024 montre un baril vert et jaune portant une étiquette “Agent oxydant 5.1”. La rédaction des Observateurs l’a géolocalisé dans une base militaire à 5 km de la raffinerie al-Jaili.

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Une deuxième vidéo, postée le 23 mai 2025 suite à l’annonce des sanctions américaines, montre le même baril vu depuis un autre angle. Un homme filme d’abord un petit cratère dans le sol, puis un baril à quelque mètres. Il raconte :

“Ils ont tiré un truc qu’on ne comprend pas, peut être du gaz lacrymogène, peut être quelque chose d’autre. [...] Ca a lâché un truc jaune, on ne sait pas ce que c’est.”

Cette vidéo, postée par un compte pro-FSR le 23 mai 2025, montre le même baril et un cratère à quelques mètres. Tout indique qu’elle a été prise le même jour que la première.

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Une autre vidéo documente le moment où ce “truc jaune” se serait échappé du baril : on y voit un nuage de cette couleur, filmé dans le même paysage que la scène précédente. Bien que la seule occurrence actuelle de cette vidéo date de mai 2025, elle a sans doute été filmée juste avant celles du baril. Un nom en filigrane indique qu’elle a originellement été publiée par un compte X de propagande pro-FSR aujourd’hui supprimé, mais toujours actif sur TikTok.

Sur cette vidéo filmée à la base militaire de Garri, à 5km de la raffinerie al-Jaili, on peut voir un nuage jaune vif se répandre dans les airs.

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Ces trois vidéos ont été filmées à l’intérieur de la base militaire de Garri, située à 5 kilomètres à l’est de la raffinerie al-Jaili.

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Sur la vidéo montrant un nuage jaune (à gauche), et sur les deux vidéos où l’on peut voir un baril jaune et vert sur du sable (à droite), on reconnait des éléments visibles sur les images satellites de la base militaire de Garri, à 5 km à l’est de la raffinerie al-Jaili. On retrouve des entrepôts à la forme de “U” caractéristique, une mosquée et son minaret, ou encore une ligne électrique. © Studio graphique France Médias Monde

La rédaction des Observateurs a également pu se procurer des images non diffusées sur les réseaux sociaux de l’incident impliquant ce baril, qui montrent la scène sous des angles variés. On y voit des hommes en uniformes des FSR : ces clichés permettent de vérifier que la base était aux mains de la milice au moment de l’incident, et constituait un objectif stratégique à viser pour l’armée. Des informations ajoutées sur la photo par le téléphone du témoin permettent également de vérifier la date et le moment de la journée : le 5 septembre 2024 à 08:07. 

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Sur cette image prise le 5 septembre 2024 et transmise à la rédaction des Observateurs, on peut voir que plusieurs hommes dans l’uniforme beige caractéristique des Forces de soutien rapide se trouvaient dans la zone où le baril vert et jaune est tombé. Les informations ajoutées par le téléphone du photographe donnent la date et l’heure de l'événement, dans le système numérique utilisé au Soudan : 08:07, le 05/09/2024. © Observateurs

Un baril prévu pour contenir du gaz de chlore 

Si les personnes qui ont filmé le baril prétendent qu’il aurait libéré une sorte de “gaz lacrymogène”, celui-ci contenait en réalité un produit beaucoup plus dangereux : du chlore. “Ce que l’on voit ici, c’est clairement un cylindre destiné à transporter du chlore”, commente Dan Kaszeta, spécialiste de la défense contre les armes chimiques. “Ce type de conteneur est utilisé partout dans le monde pour le traitement de l’eau potable.”

Le chlore n’est en effet pas une arme chimique comme les autres : ce gaz, qui lorsqu’il est libéré dans l’air suffoque rapidement les personnes à proximité et peut entraîner la mort, est largement utilisé dans l’industrie. “C’est ce qu’on appelle un bien à double usage : c’est la manière dont on l’utilise qui en fait une arme”, explique Matteo Guidotti, chimiste et spécialiste des armes chimiques.

Frederik Coghe, expert en balistique et professeur à l’Ecole royale militaire de Belgique, confirme également que les images filmées sur base militaire de Garri montrent bien un baril industriel de chlore.

Sur les vidéos, on aperçoit par ailleurs une plaque métallique circulaire : on y voit une date, "20/05/24", et un numéro de série, qu’il est possible de reconstituer à l’aide de plusieurs captures d’écran. On lit : “GC-1983-1715”.

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Sur cette reconstitution réalisée par la rédaction des Observateurs, on déchiffre le numéro de série présent sur le baril : “GC-1983-1715”. Le dernier chiffre, difficile à lire, est un 5 dont la barre supérieure est effacée. © Observateurs

La rédaction des Observateurs a pu tracer l’origine de ce baril “GC-1983-1715” : il a été amené au Soudan par un exportateur indien, Chemtrade International Corporation. Cette entreprise confirme que le baril a été testé pour la dernière fois le 20 mai 2024, la date qui figure sur la plaque métallique. Selon un document lié à la livraison que nous avons pu consulter, ce baril faisait partie d’un chargement de 17 cylindres remplis de chlore liquide, chargés sur un navire à Bombay le 14 juillet 2024, et destinés à être livrés à Port-Soudan. Un mail reçu par Chemtrade indique que la cargaison a été livrée à Port-Soudan le 17 août 2024. Selon la société indienne, l’importateur soudanais leur avait assuré que les 17 barils de chlore seraient utilisés “uniquement à des fins de traitement de l’eau potable” au Soudan.

Le nuage jaune, un indice “vraisemblablement lié à une fuite de chlore”

Les mentions par les auteurs des vidéos filmées sur la base militaire de Garri d’un “truc jaune” sorti du cylindre, ainsi que les images montrant un nuage de cette couleur se répandre aux alentours, sont d’autres indices concordant avec une attaque au chlore. 

Cette vidéo initialement diffusée par un compte de propagande pro-FSR montre un nuage d’un jaune intense se répandre dans la base militaire de Garri.

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Trois experts interrogés par la rédaction des Observateurs ont confirmé que ce nuage était caractéristique d’une fuite de chlore. “Sa couleur est quasiment identique à celle observée à Aqaba, en Jordanie”, observe ainsi Matteo Guidotti. Le 27 juin 2022, la chute d’un container de chlore sur un bateau de transport avait provoqué une fuite massive de ce gaz dans le port d’Aqaba, sur la mer Rouge. L’accident avait provoqué la mort d’au moins 14 personnes et blessé 256 autres.  

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La couleur de la fumée observable sur la base militaire de Garri (au centre), et sa tendance à se concentrer près du sol, sont semblables à ce qui est visible dans les vidéos de l’accident d’Aqaba, en Jordanie, le 27 juin 2022 (à droite et à gauche). © Observateurs

« La couleur du nuage correspond à celle que l'on observerait dans un cas d'utilisation de gaz de chlore, avec une teinte jaune verdâtre caractéristique », ajoute N.R. Jenzen-Jones, directeur de l’Armament Research Services (ARES). « Le nuage reste également près du sol, ce qui est caractéristique d'un gaz plus dense que l'air, comme l’est le gaz de chlore. »

Le 13 septembre, un bombardement avec “une substance toxique” à l’intérieur de la raffinerie

D’autres vidéos partagées par des comptes pro-FSR le 13 septembre 2024, soit 8 jours après le premier incident, montrent un baril du même type, cette fois sous un arbre. Des hommes présents sur place ont filmé cet objet sous toutes les coutures : l’un d’entre eux dénonce le même type d’attaques qu’à la base militaire de Garri.

“Cette nuit, l'avion nous a attaqué, les gars. Ils nous ont balancé un cylindre de gaz dessus.... Grâce à Dieu, on va bien pour le moment, rien ne s’est passé. Mais c’était sans aucun doute une frappe aérienne.”

Dans cette vidéo publiée le 13 septembre 2024, un baril jaune et vert est visible sous un arbre. En légende, le compte qui la partage affirme : “L'armée de l'air a bombardé les logements des employés et des ouvriers de la raffinerie de Khartoum avec des barils d'explosifs.”

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Une autre vidéo montrant le même baril, prise par un deuxième homme, affirme que les conséquences de l’attaque auraient été bien plus graves. Il raconte : 

“Cette nuit, le vendredi 13 septembre, l’armée de l’air a bombardé la raffinerie al-Jaili. Nous, les travailleurs et les employés [...], on a été bombardé à l’intérieur de la raffinerie par l’armée de l’air. Ce baril contenait une substance toxique, qui est sortie et s’est diffusée dans l’air. Maintenant, plusieurs d’entre nous sommes à l’hôpital, inconscients, dans une situation vraiment critique. Plusieurs pourraient mourir.”

Cette vidéo publiée le 13 septembre 2024 reprend dans un montage l’ensemble des images du baril tombé sur la raffinerie al-Jaili ce jour-là, sans doute à des fins de propagande pour les FSR.

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Des images diffusées sur les réseaux sociaux le 13 septembre montrent au moins 6 hommes – dont certains portant l’uniforme de la raffinerie – en train d’être traités avec de l’oxygène. En revanche, rien n’indique qu’il y ait eu des morts, ou des blessés graves suite à cet incident. 

Dans cette vidéo publiée le 13 septembre 2024, un homme filme au moins 6 personnes en tenue de travail soignées avec de l’oxygène, et commente : “Plus de vingt employés se sont évanouis à cause de l'utilisation de ce gaz toxique. [...] Ces travailleurs sont des civils qui n'appartiennent ni aux Forces de soutien rapide, ni à l'armée.”

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Sur les vidéos montrant les travailleurs sous oxygène, on voit des uniformes beiges à larges cols, siglés “KRC” (à gauche). Ce sont ceux des travailleurs de la raffinerie, comme celui qu’on voit sur une photo d’archive (à droite). Le sigle “KRC” correspond à “Khartoum refinery company”, l’entreprise qui gère la raffinerie al-Jaili. © Observateurs

Ces vidéos montrant des hommes en uniformes affectés par l’incident du 13 septembre ont été prises à la clinique du personnel de la raffinerie al-Jaili.

Armes chimiques au Soudan : des images documentent l’utilisation par l’armée d’un gaz interdit
Sur d’autres images des travailleurs évanouis publiées le 13 septembre 2024, on reconnaît les mêmes bâtiments (en rouge) que ceux visibles sur une photo prise depuis la clinique dédiée au personnel de la raffinerie al-Jaili (à droite). Celle-ci est disponible sur Google Maps. © Observateurs

Grâce à d’autres images de la scène transmises par des témoins, il est également possible de géolocaliser les vidéos du baril sous l’arbre : elles ont été filmées à l’intérieur de la raffinerie elle-même, au milieu de bâtiments aux toits de tôle qui semblent être des habitations.

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Sur différentes images montrant le conteneur sous un arbre, on retrouve des éléments visibles sur les images satellites de la raffinerie al-Jaili. © Studio graphique France Médias Monde

“Les gens étaient évanouis, ou avaient du mal à respirer”

La rédaction des Observateurs est parvenue à entrer en contact avec un ancien ingénieur encore à l’intérieur de la raffinerie le 13 septembre 2024, comme de nombreux autres travailleurs. Pour sa sécurité, nous avons choisi de ne pas révéler son nom. Aujourd’hui réfugié à l’étranger, il nous a fait parvenir des images prouvant son emploi au sein de la raffinerie al-Jaili, ainsi que des captures montrant qu’il a relaté l’incident à des contacts dès le 13 septembre au matin. Au téléphone, il raconte : 

“Il était tôt, autour de 8 heures. J’étais dans ma petite chambre, qu’on nous donnait pour nous loger. J’ai entendu un avion venir, et il y a eu un bruit énorme, comme si quelque chose tombait. Moi et deux autres amis, on est sortis dehors, et j’ai vu beaucoup de fumée. Heureusement je n’étais pas près de la zone. Après 30 minutes, moi et mes amis, nous sommes allés voir l’endroit où étaient tombés ces projectiles. Les gens qui étaient près de cet endroit étaient évanouis, ou avaient du mal à respirer et toussaient. On les a aidés, avec des personnes de la sécurité, et on les a emmenés à la petite clinique de la raffinerie.”

Le témoignage de cet ingénieur est corroboré par les images et les récits faits par les auteurs des vidéos. Ce témoin affirme avoir connaissance de plusieurs décès suite à l'incident. L’équipe des Observateurs n’a pas pu confirmer cette allégation, et aucune autre source n’indique que des personnes seraient mortes après avoir été exposées au produit contenu dans ces barils. 

Le spécialiste des armes chimiques Dan Kaszeta se montre également réservé quant à ces affirmations, et aux symptômes visibles dans les vidéos montrant les travailleurs sous oxygène. 

“Les symptômes de l’exposition au gaz de chlore sont relativement génériques, il y a peu de choses vraiment identifiables clairement. En réalité, c’est très difficile de tuer quelqu’un avec ce gaz lorsqu’il est largué en plein air, de cette manière. C’est surtout utilisé comme un irritant très fort, pour forcer l’adversaire à sortir de ses abris en le rendant ainsi vulnérable à des bombardements standards. C’est comme cela qu’il était surtout utilisé en Syrie : lors d’une des attaques au chlore, dans la ville de Douma, il y a eu beaucoup de morts, mais c’est parce que le baril avait explosé au sommet d’un immeuble, asphyxiant ceux qui se trouvaient à l’intérieur.”  

“L’état des barils est compatible avec un largage aérien” par l’armée

Le récit d’un largage aérien est corroboré par les vidéos de l’évènement, dans lesquelles plusieurs personnes mentionnent “les bombardements de l’aviation”.

N. R. Jenzen-Jones juge lui aussi ce scénario cohérent. 

“Un hélicoptère ou un avion pourrait être utilisé pour transporter du chlore contenu dans un baril industriel. Les barils de chlore sont généralement stables et rigides, ils sont donc assez faciles à transporter et à larguer depuis l'arrière d'un avion suffisamment lent. L'impact avec le sol sera généralement suffisant pour rompre la paroi des barils industriels sous pression qui contiennent du gaz de chlore. La difficulté est que ce type de largage rend très difficile de prendre pour cible un objectif militaire spécifique.”

Des indices visuels confirment également que les barils de gaz retrouvés dans la base militaire de Garri le 5 septembre et à l’intérieur de la raffinerie al-Jaili le 13 septembre ont été largués depuis un avion. Ce dernier a par exemple emporté dans sa chute les branches de l’arbre situé juste au-dessus. 

Armes chimiques au Soudan : des images documentent l’utilisation par l’armée d’un gaz interdit
Sur cette image du baril retrouvé à l’intérieur de la raffinerie al-Jaili le 13 septembre, on voit clairement que celui-ci écrase une branche de l’arbre qui se trouve au-dessus de lui. © Observateurs

Celui retrouvé sur la base militaire de Garri a de la terre incrustée au niveau de plusieurs déformations, laissant penser qu’elles ont été causées par un choc violent avec le sol. 

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Sur la première extrémité du cylindre (à gauche), le couvercle de l'objet est déformé, tandis que sur l’autre (à droite) le métal a cédé. © Observateurs

La rédaction des Observateurs a montré ces images à Frederik Coghe, expert en balistique et professeur à l’Ecole royale militaire de Belgique. Il commente :

“Tous les conteneurs ont subi des déformations et des dégâts importants compatibles avec un largage de haute altitude. Au moins un conteneur montre une abrasion latérale importante, indiquant une importante vitesse horizontale au moment de l’impact au sol. Pour obtenir ce type de déformations, ces conteneurs auraient dû être largués depuis un avion-cargo ou un hélicoptère lancé à haute vitesse. Contrefaire ces déformations ne serait pas évident.”

Cette analyse est confirmée par Trevor Ball, un ancien technicien de l’armée américaine chargé de la neutralisation des explosifs et des munitions, qui anime aujourd’hui un compte X spécialisé dans l’enquête en sources ouvertes

Après avoir vu les images filmées à la base militaire et dans la raffinerie, il ajoute : 

“L’état de ces barils est compatible avec les dégâts que l’on attend à la suite d’un largage aérien, c'est-à-dire qu’ils sont déformés, mais à peu près intacts. [...] Dans le cas de barils de produits chimiques largués par avion, le cratère peut être très réduit en fonction de l’altitude de largage, de la nature du sol, ou si les barils ont heurté un autre objet avant le sol, comme un arbre par exemple.”

Selon les informations disponibles lors de l’écriture de cet article, l’armée soudanaise est la seule force armée au Soudan à disposer de moyens militaires aériens suffisants pour procéder au largage de ces barils de chlore. Selon leur fiche technique, ces derniers pèsent plus d’une tonne une fois remplis. Les Forces de soutien rapide, elles, ne disposent pour leurs bombardements que de drones qui ne peuvent pas transporter des charges de plus de 130 kg.

Si des avions-cargos ont récemment été pris pour cible par l’armée à l’aéroport de Nyala, dans les zones du Darfour contrôlées par les FSR, ceux-ci n’étaient utilisés qu’à des fins de transport de troupes et de matériel militaire. Aucune frappe aérienne utilisant des avions ou des hélicoptères, ni aucune utilisation au combat d’aéronefs de ce type n'ont jamais été documentées de la part des FSR.

“L'explosion de n'importe quel conteneur de gaz de chlore les tuera lentement et silencieusement”

Le largage de ces barils par bombardements aériens a été documenté sur les réseaux sociaux par des comptes pro-FSR dès septembre 2024. Mais ils ont également été annoncés par des médias et des comptes favorables à l’armée.

Le 14 septembre, le lendemain de l’incident au cours duquel un baril de chlore est tombé à l’intérieur de la raffinerie, un média favorable à l’armée soudanaise affirme que “l'aviation militaire attaque les rassemblements de miliciens dans la cité résidentielle des ingénieurs et techniciens travaillant à la raffinerie al-Jaili”. Un compte Telegram d’information qui soutient les forces armées du pays et compte près de 300 000 abonnés a également mentionné des bombardements de l’aviation sur al-Jaili le 13 septembre au soir. Ce même compte avait déjà annoncé des frappes aériennes contre la raffinerie le 4 au soir, quelques heures avant l’incident survenu à la base militaire de Garri. 

Les publications de ce compte ne font pas que confirmer l’existence de bombardements aériens autour du 5 et du 13 septembre. D’autres messages évoquent à demi-mots le fait que du gaz toxique aurait été répandu dans la raffinerie. “Frappes d'artillerie lourde et bombardements aériens sur la raffinerie al-Jaili par les avions Antonov et les avions de chasse. L’environnement va devenir insupportable là bas avec l’accumulation des gaz résultant de la combustion du pétrole et des substances chimiques. [...] L'explosion de n'importe quel conteneur de gaz de chlore les tuera lentement et silencieusement”, affirme ainsi le même compte d’information le 10 septembre

Deux jours plus tard, soit la veille de l’incident survenu à l’intérieur de la raffinerie, le même compte renchérit : “Succès retentissant dans le cadre de l’essai de petites “Boum-ban” dans la région. Les “pinces” [un surnom pour les combattants FSR, ndlr.] ne duraient pas plus de 120 secondes.” Le mot “Boum-ban” (البمبان en arabe) est utilisé au Soudan pour désigner les bombes lacrymogènes, ce qui semble être une allusion à des munitions utilisant du gaz. Les hommes présents sur la base militaire de Garri le 5 septembre utilisaient eux-mêmes ce terme de dialecte soudanais pour parler du baril de chlore, dont ils semblaient ignorer la véritable nature. 

Dans cette vidéo, postée par un compte pro-FSR le 23 mai 2025 et qui montre la baril tombé sur la base militaire de Garri le 5 septembre, l’homme qui filme commente : “Ils ont tiré un truc qu’on ne comprend pas, peut être une “boom-ban” [un terme de dialecte soudanais pour le gaz lacrymogène], peut être quelque chose d’autre.”

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Deux incidents compatibles avec des attaques au chlore, selon 5 experts

Les éléments de notre enquête nous permettent d’affirmer que des containers de gaz de chlore ont été largués depuis les airs à au moins deux reprises dans la zone de la raffinerie al-Jaili, le 5 et le 13 septembre 2024. Cette infrastructure énergétique importante était à l’époque au cœur d’intenses combats entre les FSR et l’armée soudanaise.

Armes chimiques au Soudan : des images documentent l’utilisation par l’armée d’un gaz interdit
Sur cette carte, on peut voir la localisation des deux incidents survenus autour de la raffinerie al-Jaili, en septembre 2024, lors desquels du gaz de chlore aurait été utilisé. © Studio graphique France Médias Monde

L’armée aurait régulièrement bombardé les environs et la raffinerie elle-même en septembre 2024, selon les déclarations des FSR et les publications de comptes pro-armée. Des vidéos de l’époque montrent également des incendies et d’importants dégâts à l’intérieur de la raffinerie. L’armée, quant à elle, a toujours officiellement nié avoir mené des bombardements sur al-Jaili, accusant les hommes des FSR d’avoir détruit la raffinerie lorsqu’ils l’occupaient en allumant des incendies volontaires.   

Les cinq experts en armes chimiques et en balistique consultés par la rédaction des Observateurs s’accordent sur le fait que les images disponibles des incidents du 5 septembre 2024 à la base militaire de Garri et du 13 septembre 2024 à la raffinerie al-Jaili sont compatibles avec des attaques au gaz de chlore. Ils rappellent cependant que ces éléments ne constituent pas des preuves définitives, et qu’une telle attaque est impossible à démontrer sans accès immédiat au terrain, comme le note Matteo Guidotti : 

“Une demi-heure après le bombardement, c’est déjà trop tard pour collecter des preuves d’une attaque au chlore, car c’est un gaz qui se dilue naturellement dans l’air au bout de quelques minutes, s'il y a du vent. En fait, c’est sans doute le type d’armes chimiques dont l’usage est le plus difficile à identifier, on l’a vu pendant la guerre civile syrienne. La seule solution serait sans doute de faire des analyses de sang sur les personnes exposées.”

C’est également l’opinion de Dan Kaszeta : 

“Tout ça, ce ne sont pas des preuves définitives. Il y a déjà eu des cas, par exemple en Syrie, où de faux incidents impliquant du chlore ont été mis en scène. Ces deux évènements sont très suspects [d’être des attaques au chlore], sans qu’on puisse en dire plus.”

“Cependant, dans ce cas, les preuves sont plutôt convaincantes, et pointent bien vers des attaques au gaz de chlore”, nuance N. R. Jenzen-Jones, directeur du Armament research services. 

“La réutilisation de produits chimiques industriels toxiques à des fins militaires est une tendance observable depuis plusieurs décennies. En Syrie, notamment, une série d'attaques a été menée en utilisant du chlore contenu dans des barils industriels largués depuis les airs. Il n'est malheureusement pas surprenant que cette méthode soit reprise ailleurs.”

Selon le gouvernement soudanais, “pas de preuve d’une contamination chimique ou radioactive dans l’Etat de Khartoum”

La rédaction des Observateurs a contacté l’armée et le gouvernement soudanais pour recueillir leur version des faits. A la publication de cet article, ils n’ont pas donné suite à nos demandes d’interviews. Nous avons également cherché à joindre le département d’Etat des Etats-Unis, chargé de la politique étrangère de ce pays. Notre but était de vérifier si les sanctions imposées le 22 mai 2025 contre le Soudan se basent sur les incidents survenus le 5 et le 13 septembre 2024 à al-Jaili. Un porte-parole du département d’Etat s’est refusé à répondre sur ces points, arguant que “conformément aux pratiques habituelles, nous ne commentons pas de supposés rapports produits par les services de renseignement, comme nous n’échangeons pas sur les délibérations internes [à cette administration].”

Après l’annonce des sanctions américaines le 22 mai 2025, le gouvernement soudanais contrôlé par l’armée avait annoncé la mise en place d’un comité chargé d’enquêter sur les accusations d’utilisation d’armes chimiques. Le ministère de la santé soudanais a par ailleurs affirmé dans un rapport publié début septembre qu’il n’y avait “pas de preuve d’une contamination chimique ou radioactive dans l’Etat de Khartoum”, où se trouve la raffinerie al-Jaili. 

“Si ces utilisations d’armes chimiques sont avérées, la responsabilité pénale des auteurs et des décideurs peut être engagée, notamment devant la Cour pénale internationale si le Conseil de sécurité de l’ONU le décide”, explique Julia Grignon, spécialiste du droit international et directrice scientifique de l’Institut de Recherche Stratégique de l'Ecole Militaire. “Cela a été le cas pour l’ancien président soudanais Omar el-Béchir, par exemple, contre lequel un mandat d’arrêt a pu être délivré par la cour en 2009.” Le Soudan ne reconnaît pas l’autorité de la CPI : malgré ce mandat d’arrêt, Omar el-Béchir n’a jamais été extradé pour y être jugé, et reste en détention dans son pays

Mais comment ces barils de chlore industriel sont-ils parvenus jusqu’au Soudan pour y être utilisés comme armes chimiques ? Pour le comprendre, la rédaction des Observateurs a cherché à tracer leur parcours. Notre enquête montre qu’ils ont été initialement achetés par une société proche de l’armée soudanaise, important notamment des produits fabriqués par des entreprises spécialisées dans l’équipement militaire et l’armement.


Retrouvez bientôt le deuxième volet de notre enquête – Armes chimiques au Soudan 2/2 : comment du chlore destiné à la production d’eau potable a été utilisé comme gaz de combat