
Des membres de la Garde nationale californienne devant le bâtiment fédéral Edward R. Roybal après leur déploiement par le président américain Donald Trump à Los Angeles, aux États-Unis, le 8 juin 2025. © David Ryder, Reuters
"Si je devais l'invoquer, je le ferais." Alors que ses ordres de déployer la Garde nationale dans plusieurs villes démocrates des États-Unis se heurtent à des décisions judiciaires ou à l'opposition de gouverneurs, Donald Trump a menacé lundi 6 octobre de recourir à l’Insurrection Act. Autrement dit, de s'affranchir du consentement des États avec une loi d'exception datant de 1807 et permettant au président américain de déployer l'armée pour rétablir l’ordre lorsque les autorités locales ne parviennent plus à le faire.
Mardi, des troupes de la Garde du Texas ont été aperçues en train de se rassembler au centre d'entraînement de la réserve de l'armée à Elwood, à environ 80 km au sud-ouest de Chicago, dans l'Illinois.
Jusqu'à présent, le recours utilisé par Donald Trump pour le déploiement de gardes nationaux à Los Angeles, Washington, Memphis, Portland ou encore Chicago repose sur la Section 12406 du Titre 10 du Code des États-Unis, qui permet au président de mettre la Garde nationale en "service fédéral" pour certaines missions, sans invoquer l’Insurrection Act.
Toutefois, cette Section 12406, que Donald Trump utilise pour "protéger des bâtiments fédéraux" ou "restaurer l'ordre" – ce que certains observateurs estiment déjà juridiquement discutable –, ne permet pas en réalité à la Garde nationale de mener des opérations de maintien de l’ordre civil (arrestations, recherche), contrairement à ce que permettrait l’Insurrection Act.
"Il y a une raison pour laquelle nous avons l'Insurrection Act. Si je devais l'invoquer, je le ferais", a-t-il assuré lors d'un échange avec des journalistes dans le Bureau ovale.
Mais cette menace soulève une question cruciale : Donald Trump peut-il vraiment utiliser cette loi ? Derrière cette déclaration, c’est tout l’équilibre des pouvoirs américains qui vacille, tant l’Insurrection Act représente une arme d’exception, rarement utilisée et encadrée par des conditions strictes.
Pour afficher ce contenu YouTube, il est nécessaire d'autoriser les cookies de mesure d'audience et de publicité.
Accepter Gérer mes choixUne extension de votre navigateur semble bloquer le chargement du lecteur vidéo. Pour pouvoir regarder ce contenu, vous devez la désactiver ou la désinstaller.
Réessayer
Ultime recours
Adoptée il y a plus de deux siècles, cette loi constitue une dérogation majeure au Posse Comitatus Act de 1878, qui interdit normalement aux forces armées de participer à des opérations de police civile.
L'Insurrection Act, conçu à l’origine pour faire face à des rébellions ou à des insurrections armées, se pose comme un ultime recours, à activer uniquement dans des situations de chaos extrême ou d’effondrement institutionnel. Il a notamment servi à faire respecter la déségrégation raciale dans le Sud sous le président Dwight Eisenhower en 1957, ou à contrer les émeutes urbaines à Los Angeles en 1992 sous George H. W. Bush.
Chacune de ces invocations répondait à un contexte de crise manifeste, où les forces locales étaient dépassées. Et l'usage de cette loi reste aujourd’hui entouré de conditions strictes. Le président doit démontrer qu’une "insurrection", une "obstruction" grave aux lois fédérales ou une privation de droits constitutionnels rend indispensable l’intervention militaire. Autant de critères que de nombreux juristes n'estiment pas réunis dans la situation actuelle.
Général de division à la retraite, Randy Manner rappelle auprès de Reuters que l'utilisation de l'Insurrection Act telle que Donald Trump semble l'envisager n'a aucun précédent réel. "C'est une approche extrêmement dangereuse, car elle laisse entendre que le président peut faire ce qu'il veut", estime celui qui a servi comme vice-chef par intérim du bureau de la Garde nationale, sous des administrations républicaines et démocrates, avant de prendre sa retraite en 2012. "C'est tout simplement la définition même de la dictature et du fascisme."
Une menace déjà brandie en 2020
En juin dernier, Erwin Chemerinsky, l'un des plus éminents spécialistes du droit constitutionnel américain, estimait déjà "vraiment effrayant" le fait que "le gouvernement fédéral prenne le contrôle de la Garde nationale de Californie, sans une demande du gouverneur, pour réprimer les manifestations".
Nancy Gertner, juge fédérale à la retraite, avait elle aussi condamné le déploiement de ces troupes, qualifiant la décision d'"usurpation de pouvoir extraordinaire".
Depuis l'été, Donald Trump a envoyé des troupes de la Garde nationale à Los Angeles, à Washington, à Memphis, à Portland et, dernièrement, à Chicago. Dans chaque cas, il a défié l'opposition farouche des maires et des gouverneurs démocrates, selon lesquels les affirmations de Donald Trump concernant l'anarchie et la violence ne reflètent pas la réalité.
En 2020 déjà, le président américain avait évoqué la possibilité de recourir à l’Insurrection Act alors qu’il faisait face aux manifestations massives déclenchées par la mort de George Floyd. Il avait alors menacé d’"envoyer l’armée" dans les rues pour mettre fin aux protestations, qualifiant certains rassemblements d’"émeutes anarchistes".
À l’époque, les chefs militaires s’étaient publiquement distanciés de cette option. L'ancien ministre de la Défense Mark Esper avait jugé que l’invocation de cette loi devait rester "un dernier recours, dans les situations les plus extrêmes". Le général Mark Milley, alors chef d’état-major, s’était lui aussi opposé à tout déploiement de troupes régulières contre des civils américains, rappelant que "l’armée doit rester apolitique et au service du peuple, pas d’un président".
Ces menaces avaient finalement été abandonnées face à la résistance du Pentagone, de plusieurs gouverneurs démocrates et de l’opinion publique.
Dans nos archives Insurrection ou réélection : Donald Trump prendra-t-il le risque de mobiliser l'armée ?
Mais cinq ans plus tard, le rapport de force institutionnel a changé. Donald Trump dispose désormais d'une administration entièrement acquise à sa cause et plusieurs postes clés du ministère de la Défense ont été confiés à des loyalistes. Pour nombre d’observateurs, la menace n’est donc plus seulement rhétorique.
Des contours flous
"Donald Trump utilise nos militaires comme des accessoires politiques et comme des pions dans ses efforts illégaux pour militariser les villes de notre pays", a déclaré lundi J. B. Pritzker, gouverneur démocrate de l'Illinois.
Cet État du nord des États-Unis a intenté le même jour une action en justice contre l'administration Trump, cherchant à bloquer les ordres de fédéralisation de 300 soldats de la Garde de l'Illinois et d'envoi de 400 soldats de la Garde du Texas à Chicago. Si le déploiement a pour l'instant été autorisé, la juge a ordonné au gouvernement américain de donner une réponse d'ici mercredi.
Les troupes de la Garde nationale sont des milices basées dans les États qui répondent normalement aux gouverneurs.
Déjà déployée dans plusieurs villes, la Garde nationale s'est jusqu'ici limitée à la protection des agents fédéraux et des biens, même si le ministère de la Défense a déclaré que les troupes avaient le pouvoir de détenir temporairement des personnes.
"Ces développements sont déjà suffisamment graves", écrivait en avril l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) dans un article appelant à s'inquiéter de l'utilisation accrue de l'armée par Donald Trump. "L'invocation de l'Insurrection Act est inutile et ne ferait qu'aggraver la situation."
Toute tentative de Donald Trump d’invoquer l’Insurrection Act ouvrirait alors inévitablement une bataille judiciaire, d'autant que demeure un vide juridique que d'aucuns considèrent comme alarmant.
Plusieurs think tanks et publications multimédia spécialisées, à l'instar du Brennan Center for Justice ou encore de Lawfare, ont appelé par le passé à une réforme urgente de la loi pour introduire des garde-fous et une supervision parlementaire.
En l’absence de définition précise de ce qui constitue une "insurrection" ou une "obstruction", le texte laisse à ce jour au président une marge d’interprétation quasi illimitée.
Selon la Cour suprême (Martin v. Mott, 1827), c’est en effet à lui seul qu’il revient de décider si les circonstances – "obstructions, coalitions, rassemblements ou rébellions illégaux" – justifient, ou non, l’intervention militaire.