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Sykes-Picot : l'EIIL en guerre contre un accord datant de 1916

Avec l'offensive de l'EIIL en Irak, le hashtag #SykesPicotOver a fait son apparition sur Twitter chez les djihadistes. Une référence au découpage des frontières entre les pays arabes, envisagé après la Première Guerre mondiale. Analyse.

Sykes-Picot. Ces deux noms tout droit sortis du passé ont récemment fait leur apparition sur Twitter et d’autres réseaux sociaux à la faveur de la fulgurante avancée de l’insurrection sunnite en Irak. Ils désignent les deux acteurs majeurs d’un découpage des frontières entre les pays arabes, envisagé après la Première Guerre mondiale mais jamais réellement mis en œuvre. L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), fer de lance du mouvement, a pour ambition d’établir un califat, à cheval sur l’Irak et la Syrie et de "briser la frontière Sykes-Picot". Les membres du puissant groupe djihadiste ont atteint leur but le 10 juin dernier quand ils ont détruit au bulldozer un mur de sable, censé représenter la frontière entre la Syrie et l’Irak. Les combattants ont publié une photo de leur exploit via Twitter, aussitôt relayée sur la Toile.

Que sont les accords Sykes-Picot ?

Conclus le 16 mai 1916 entre la France et le Royaume-Uni, ces accords, secrets, portent les noms du conseiller diplomatique britannique Mark Sykes et du premier secrétaire français de l'ambassade à Londres François-Georges Picot. Ils prévoient, à la fin de la Première Guerre mondiale, le découpage et le partage des provinces arabes de l’empire ottoman entre les deux grandes puissances coloniales. Les alliés avaient prévu une zone bleue qui devait être administrée par la France comprenant la Cilicie (située dans la Turquie actuelle), le littoral syrien, l’actuel Liban et le nord de la Palestine, et une zone rouge sous autorité britannique, comprenant la Mésopotamie (l’est de l’Irak actuel) et le Koweït. Entre ces deux zones, les Occidentaux avaient tracé les frontières d’un futur état arabe, qui lui-même aurait été divisé en deux zones d’"influence", selon les termes du traité. La zone A, accolée aux provinces françaises comprenant Damas, Alep et Mossoul, et la zone B, d’Amman, en Jordanie, à Kirkouk, en Irak, qui aurait été sous influence britannique. Pour Didier Billon, directeur adjoint de l’Iris et spécialiste du Moyen-Orient, les accords de Sykes-Picot peuvent être résumés comme "la volonté des deux puissances impériales de l’époque d’établir un nouvel ordre régional, de dessiner des frontières au Moyen-Orient en fonction de leurs intérêts".

Que reste-t-il de ces accords ? Quelles ont été leurs conséquences ?
Ces accords "n’ont pas été appliqués pour diverses raisons", rappelle Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au CNRS, spécialiste de l’Irak. Un autre découpage de la région a découlé des accords de paix conclus à la fin de la Première Guerre mondiale, dont le tracé diffère légèrement de celui prévu par Sykes-Picot. Pour autant, c’est bien ce dernier qui est resté dans les mémoires, et pas seulement dans celles des djihadistes. "Car Français et Britanniques ont attisé les nationalismes et fait des promesses d’indépendance tous azimuts aux peuples de la région, dans le but de les voir se soulever contre l’empire ottoman", explique le chercheur. Plus important encore, les Britanniques avaient promis aux peuples arabes de créer un grand royaume arabe indépendant sous l’égide du chérif Hussein de la Mecque. Au regard de ces engagements non tenus, une fois l’accord secret ébruitée, la colère s’est mise à gronder du côté des populations arabe." Aujourd’hui, aux yeux des djihadistes, mais plus généralement d’une grande partie des populations arabes, ces accords symbolisent la trahison des Occidentaux et l’impérialisme européen", poursuit Pierre-Jean Luizard.
Comment comprendre l’avancée fulgurante de l’EIIL ?
L’EIIL a lancé le 9 juin une offensive fulgurante en Irak. La chute de Mossoul, deuxième ville du pays, marque la gravité de la situation et la puissance de frappe du groupe djihadiste né après l’invasion américaine de 2003 et affilié à Al-Qaïda. Si l’offensive a été lancée par l’EIIL, les insurgés sont désormais un regroupement hétéroclite de groupes sunnites, de tribus notamment qui se sont alliées aux djihadistes. "Le discours de l’EIIL qui remet en cause les frontières et se fonde sur l’histoire a donc du poids auprès de certains sunnites irakiens, qui ne trouvent plus leur place dans l’Irak d’aujourd’hui", estime Pierre-Jean Luizard. "Malgré le fait qu’ils ne représentent que 20 % de la population, les sunnites irakiens ne se sont jamais considérés comme une minorité dans des frontières qu’ils estiment artificielles", poursuit le chercheur.
"Il est vrai que depuis la chute de Saddam Hussein, les sunnites en Irak sont méprisés et considérés comme des citoyens de seconde zone", estime également Didier Billion. "Leur ressentiment envers le gouvernement de Maliki est fort et ce n’est pas par hasard que l’offensive a été lancée quelques semaines après les législatives irakiennes où les sunnites n’ont pas pu peser", assure-t-il. "Cela explique les alliances conclues avec l’EIIL et qui ont contribué à son succès".
Assiste-t-on à un redécoupage de la région ? Est-ce la fin des frontières héritées de Sykes-Picot ?
Le conflit syrien a débordé de ses frontières avec l’implication du Hezbollah chiite libanais, de l’Iran, de milices irakiennes et de combattants djihadistes venus du monde entier. La crise actuelle en Irak laisse à penser que les frontières actuelles du Moyen-Orient sont réellement menacées d’éclatement. "Il y a un risque réel de reformation dans la région dans les années qui viennent", reconnaît Didier Billion, qui estime que l’EIIL est le groupe djihadiste le plus puissant actuellement. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement l’éclatement des frontières actuelles. "L’EIIL est pour l’heure, le seul acteur de la région à avoir cette logique transfrontalière ", observe-t-il. Selon le chercheur, l’alliance entre l’EIIL et les tribus sunnites est vouée tôt ou tard à l’échec car leurs intérêts divergent. "Or, seul, l’EIIL perd sa puissance", explique le chercheur.