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Paris adopte le patriotisme économique, reste à convaincre Bruxelles

Le décret visant à renforcer la protection des entreprises françaises convoitées par des investisseurs étrangers risque de se heurter à la Commission européenne. Un texte similaire avait déjà été retoqué au nom de la libre circulation des capitaux.

L’heure de gloire du “patriotisme économique” aurait-elle enfin sonné ? Matignon a signé un décret surprise, qui soumet certains investissements étrangers dans des entreprises "stratégiques" françaises à une autorisation préalable de l’État. C'est “la fin du laisser-faire”, clame le ministre de l’Économie, Arnaud Montebourg, instigateur du texte, publié jeudi 15 mai au Journal officiel. “Il s’agit d’une reconquête de notre puissance. Nous pouvons désormais bloquer des cessions, exiger des contreparties”, explique-t-il dans les colonnes du “Monde”.

Cette mesure de protection vise à ouvrir à cinq nouveaux secteurs le décret déjà adopté le 30 décembre 2005 par le gouvernement de Dominique de Villepin, qui cherchait, à l’époque, à contrer l’OPA de Pepsi sur Danone. Limité, jusqu’à présent, à onze activités stratégiques en lien avec la défense et la sécurité, le décret s’applique désormais également aux énergies, aux transports, à l’eau, aux télécoms et à la santé publique.

Bruxelles vérifie la conformité du décret

Problème : la plupart de ces domaines avaient justement été retoqués en 2005 par la Commission européenne, estimant qu’il ne s’agissait pas de secteurs stratégiques. Neuf ans plus tard, la position de Bruxelles n’a guère changé et le commissaire chargé du Marché intérieur, le Français Michel Barnier, a mis Paris en garde contre toute tentation protectionniste. "L'objectif de protéger les intérêts essentiels stratégiques dans chaque État membre est essentiel, dès qu'il s'agit de sécurité ou d’ordre public. C'est clairement prévu dans le traité. Mais nous devons voir si [cet objectif] est appliqué de manière proportionnée, sinon cela reviendrait à du protectionnisme", a-t-il déclaré en conférence de presse.

Tout comme en 2005, la Commission devra donc s’assurer que le décret français entre bien dans les clous européens. “Cela va être étudié très soigneusement dans le contexte de la législation européenne”, a déclaré Michel Barnier, qui doit vérifier que le texte ne va pas à l’encontre du principe de la libre circulation des capitaux en vigueur au sein de l’Union européenne. Il a ajouté que si la nouvelle réglementation française soumettait toute opération de rachat d'une entreprise au feu vert des autorités nationales, “il est clair que ce serait du protectionnisme”.

"Le défi consiste à trouver le juste équilibre entre le but d'attirer des investissements dans le marché unique et les exigences des États membres de protéger leurs objectifs légitimes d'intérêt général", précise à FRANCE 24 un porte-parole de Michel Barnier à la Commission européenne.

“Même dispositif qu’en Allemagne ou en Italie”

Du côté de Matignon, on se montre serein. “On adopte un dispositif, qui existe déjà par ailleurs, comme en Allemagne, en Italie, en Espagne, de même qu'aux États-Unis.” Et Bercy d’enchérir : “Une entrée de l'État au capital n'est pas à l'ordre du jour." Pour rassurer, le ministère de l’Économie affirme également que ce décret “n’a pas forcément vocation à être utilisé” mais qu’il devrait simplement permettre de nouer un dialogue “plus serein” et “plus équilibré” avec tous les prétendants au rachat de la branche énergie d’Alstom.

Des déclarations qui constituent avant tout une manœuvre stratégique opportune plus qu’une mesure en faveur de l’économie française, selon les économistes et politologues. D’ailleurs, même si le texte d’Arnaud Montebourg venait à subir le même sort que celui de Dominique de Villepin, la décision n’interviendra pas avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ce qui laisse largement le temps au dossier Alstom d’être tranché, la réponse des actionnaires étant attendue dans une quinzaine de jours. Et mieux encore, à une semaine des élections européennes, ce décret fait figure d’arme électoraliste secrète d’un Montebourg qui a, ces derniers mois, cruellement manqué d’influence sur les dossiers - comme celui du rachat de SFR - qui lui tenaient à cœur.