logo

Figure de la "marche des Beurs" dans les années 1980, Farida Belghoul est devenue la porte-voix de ceux qui accusent le gouvernement français de vouloir enseigner la "théorie du genre" à l'école. Récit d'un glissement idéologique.

L’appel à la "Journée de retrait de l'école" n’a été que peu suivi mais il demeure une source d’inquiétude pour le monde enseignant. Depuis une semaine, plusieurs directeurs d’école de toute la France voient défiler dans leur bureau des parents d’élève se disant préoccupés par l’enseignement supposé de la "théorie du genre" dans les classes du primaire. Ces derniers ont été "alertés" par des SMS, envoyés plusieurs fois de suite dans certains cas, les invitant à retirer leurs enfants de l’école les 24 et 27 janvier.

"Le choix est simple, soit on accepte la ‘théorie du genre’ (ils vont enseigner à nos enfants qu'ils ne naissent pas fille ou garçon mais qu'ils choisissent de le devenir !!! Sans parler de l'éducation sexuelle prévue en maternelle à la rentrée 2014 avec démonstration et apprentissage de la masturbation dès la crèche ou la halte-garderie…), soit on défend l'avenir de nos enfants", lance le vindicatif texto.

Ce coup de tocsin viral relayé prioritairement auprès de la communauté musulmane, comme le rapporte une directrice d’école au journal "Le Monde", a semé une telle panique que le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, a été contraint de démentir la rumeur prêtant au gouvernement le dessein d’inscrire la "théorie du genre" dans les manuels scolaires.

Parmi les personnes revendiquant l’origine de cette campagne figure Farida Belghoul, une historique du mouvement anti-raciste des années 1980. Depuis plusieurs semaines, cette romancière et cinéaste accuse l’Éducation nationale, via des vidéos et des tracts publiés sur Internet, de vouloir enseigner "l'homosexualité, la bisexualité et la transsexualité" dans les classes. "Le pouvoir actuel prévoit de véritablement rééduquer nos enfants en les ‘arrachant au déterminisme familial’ c'est-à-dire à leurs parents", écrit-elle sur un site dédié à sa "Journée de retrait de l’école".

Nourris à la théorie du complot, ses propos sont largement relayés par des sites de l’ultra-droite, du blog des royalistes du Christ Roi aux conspirationnistes du Libre Penseur, en passant par les nationalistes et antisémites d’Égalité et réconciliation, l’association du dieudonniste Alain Soral, dont elle est une proche. Comment cette figure de proue de la lutte contre le racisme se retrouve-t-elle aujourd’hui à graviter dans la sphère de l’extrême-droite radicale ?

Le mouvement beur : "une manipulation"

Née en 1958 d’une famille algérienne installée à Paris, Farida Belghoul se frotte au militantisme sur les bancs de l’Université de Paris-Tolbiac, où elle côtoie les cercles communistes. Au lendemain de ce que les médias désigneront comme la "Marche des Beurs" en 1983, la jeune femme lance Convergence 84, un mouvement de lutte pour l’égalité, à l’origine d’une seconde marche qui prend pour mot d’ordre : "La France c'est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange".

Mais très vite, Convergence 84 accuse le Parti socialiste, alors au pouvoir, de noyauter le "mouvement beur" par l’entremise de SOS Racisme. Dénonçant une "manipulation" visant à enrayer une dynamique contestataire, Farida Belghoul se désolidarise du milieu des "marcheurs" sans, toutefois, tirer un trait sur le militantisme. Après des activités de cinéaste, d’écrivain et de journaliste au sein de Radio Beur, l’activiste, devenue enseignante en banlieue parisienne, lance un programme de lutte contre l’illettrisme appelé "Remédiation éducative individualisée à domicile" (Reid).

Ce n'est qu'en juin 2013, alors que le 30e anniversaire de la première Marche des Beurs s’apprête à être célébré, que Farida Belghoul fait une nouvelle entrée remarquée dans l’espace public. Au grand étonnement de militants anti-racistes, c’est sur le site d’Égalité et réconciliation que l’ancienne chef de file de Convergence 84 a décidé de revenir, 29 ans après les faits, sur son engagement en faveur de l’égalité. "La Marche des Beurs avait le même rôle que le mariage gay aujourd’hui, affirme-t-elle, transformant son aversion pour le Parti socialiste en croisade quasi-paranoïaque. Elle a été conçue pour endormir le peuple de France sur les réalités politiques et sociales de l’époque en l’entraînant dans un enthousiasme œcuménique sur les questions sociétales […] Ces deux évènements sont là pour faire taire la France."

"Un vrai talent de tribun"

Le glissement idéologique opéré par l’ancienne tête de proue de l’anti-racisme rappelle à bien des égards celui de l’ex-humoriste Dieudonné et de son sherpa Alain Soral, lui-même issu de l’extrême-gauche. "Elle a l’énergie, les compétences et la force de conviction d’une militante aguerrie, qui sait capter l’auditoire aussi bien dans une ‘cité’ que devant un public réuni par des associations catholiques de droite ou au micro de Radio Courtoisie [station associative marquée à droite] où il lui arrive d’être invitée, écrit d’elle le journaliste du "Monde" Luc Cédelle sur son blog dédié aux questions d’éducation. Elle a [...] un vrai talent de tribun, désormais démultiplié par la vidéosphère numérique, sans règlement ni responsabilité éditoriale. Pour le courant soralo-dieudonniste, Farida Belghoul est une vraie belle prise, un cadre à haut potentiel, dirait-on dans une société privée."

Pour le moins sensible au fait qu’une femme, ancienne militante"beur" et professeur en banlieue ait adopté sa vulgate anti-système, Égalité et réconciliation invite régulièrement Fadira Belghoul à intervenir sur des questions de société. Le 7 septembre 2013, à Bordeaux, rapporte le site Presse et Cité, elle profite d’une "conférence" organisée sur le thème "Arnaque du rap et de l’antiracisme" pour affirmer : "que des complots ont lieu. Un complot antiraciste avec de nombreuses ramifications. Et je suis venue vous dire que ce complot n’est pas terminé." Et de qualifier, au passage, le comédien Jamel Debbouze de "laquais du système" et "authentique traître".

Son coup de force contre l’Éducation nationale lui vaut aujourd’hui d’être adoubée par tout ce que l’ultra-droite française compte de complotistes, nationalistes et anti-mariage gay. Figure de proue du Printemps français, Béatrice Bourges dit de Farida Belghoul qu’"elle est formidablement courageuse". Les deux femmes ont d’ores et déjà prévu de tenir prochainement une conférence à Marseille sur la "théorie du genre".