Après un an d’une promotion savamment orchestrée, le premier volet des frasques sexuelles d’une nymphomane mises en scène par Lars von Trier sort sur les écrans français mercredi. Une odyssée érotique aussi ambitieuse que bancale.
Décidemment, Lars von Trier ne nous facilitera jamais la tâche. Difficile au sortir de la première partie de son "Nymphomaniac" de faire le tri entre les sentiments qui nous animent. Avons-nous été séduits, agacés, soulagés ou frustrés par ce récit des frasques d’une jeune femme qui se dit droguée au sexe ? Un peu de tout cela en même temps.
Après douze mois d’une campagne promotionnelle savamment orchestrée par un Lars von Trier qui, à la suite de ses malheureux propos sur Hitler lors du festival de Cannes 2011, s’est contraint au silence, ce n’est pas sans une certaine excitation qu’on aborde le film. Bien avant sa sortie, d’abscons extraits délivrés au compte-gouttes plusieurs mois durant (voir la vidéo ci-dessous), nous avaient permis de "fantasmer" ce qui s'annonçait comme le nouvel opus choc de l’incorrigible cinéaste danois. Les affiches, les photos et les "teasers" nous le promettaient : "Nymphomaniac" serait un festival de subversion, de tensions et d’érotisme, sinon de pornographie. Mais, génie du marketing, ces "amuse-gueules" renfermaient bien plus d’énigmes que d’informations précises sur le déroulement des agapes.
Aussi nous réjouissons-nous d’apprendre, dès le début du film, que Joe, la nymphomane en question (Charlotte Gainsbourg), allait tout révéler de sa vie sexuelle. Un récit qu’elle délivre en flash-backs à Seligman (Stellan Skarsgard), un vieux célibataire qui l’a recueillie chez lui après l’avoir découverte inanimée dans une ruelle.
Assez classiquement, la sulfureuse histoire de l’héroïne est découpée en chapitres qui constituent autant de moments charnières dans son éducation puis ses activités sexuelles. On découvre alors Joe à 15 ans (sous les traits de Stacy Martin) qui se fait brutalement déflorer par un certain Jerome (Shia LaBeouf) avant de la suivre dans ses défis d’adolescentes consistant à conduire le plus grand nombre d’inconnus dans les toilettes d’un train. Suivent ensuite les insouciants ébats à cadence industrielle puis la perte de l’innocence marquée par la confrontation brutale avec une femme trompée (Uma Thurman) et la mort du père (Christian Slater), seul homme qu’elle ne pourra jamais posséder.
Le bon grain de l’ivraie
À la structure très ordonnée du fond s’oppose l’hétérogénéité de la forme. Constitué en chapitres quasi indépendants, "Nymphomaniac" confine au pot-pourri cinématographique empruntant tour à tour à l’iconographie pornographique, aux gadgets visuels à la "Fight Club", à la crudité du Dogme 95 (mouvement cinématographique lancé en 1995 par des réalisateurs danois sous l'impulsion notamment de Lars von Trier), ou à l’austérité d’Ingmar Bergman (la magnifique séquence en noir et blanc dans la chambre d’hôpital où décède le père). À nous de séparer le bon grain de l’ivraie. Si très vite on se lasse de la métaphore filée rapprochant la nymphomanie à la pêche à la ligne (de l’art d’appâter de gros poissons), on se laisse volontiers entraîner par celle, moins grossière, apparentant les multiples aventures de l’héroïne à une œuvre polyphonique de Jean-Sébastien Bach.
Mais le plus surprenant dans ces deux heures qui constituent le premier volume de "Nymphomaniac" reste la bienveillance dont Lars von Trier fait preuve avec son sujet d’étude. Près de cinq ans après sa pénible charge misogyne "Antichrist", nous avions toutes les raisons de penser qu’avec un tel sujet, le cinéaste nous préparerait l’un de ses mauvais coups dont il a le secret. Étonnamment, rien de véritablement tordu ou d’abject ne vient troubler le récit de ces révélations. De fait, la nymphomanie de Joe est réduite à sa plus simple expression : un appétit sexuel que des hommes, êtres de chair que l’on sait faibles, viennent assouvir presque machinalement. Seul Jerome, le premier – et seul ? – amour de la protagoniste, apparaît comme le personnage masculin le plus pervers ou, tout du moins, le plus apte à la manipulation (à moins que ce soit Joe, par le portrait qu’elle en fait, qui nous manipule…).
L’esprit vicieux que l’on pensait voir gouverner sur le premier volet du film se révèlera peut-être dans le second (sortie prévue le 29 janvier en France). Peut-être est-il là le mauvais coup tant redouté de Lars von Trier : nous rasséréner d’un côté pour mieux nous déconcerter de l’autre. À en croire la production, le réalisateur avait initialement conçu son film en un seul bloc d’une durée de 5 heures 30. Son découpage en deux parties de deux heures délestées des scènes de sexe les plus osées répondrait davantage à des logiques d’exploitation en salles. Pour l’heure, personne n’est en mesure de dire si la version initiale sera un jour montrée au public (le premier volet non censuré sera présenté au prochain festival de Berlin). En attendant, il demeure difficile d’avoir un avis tranché sur une œuvre amputée de sa moitié. Non, décidemment, Lars von Trier ne nous facilitera jamais la tâche.