
Il y a 30 ans, des jeunes d’origine maghrébine traversaient la France pour lutter contre les inégalités et le racisme. Si la situation a aujourd’hui évolué, certaines de leurs revendications restent d’actualité, selon le sociologue Abdellali Hajjat.
Il y a 30 ans, le 15 octobre 1983, la "Marche pour l’égalité et contre le racisme" commence à Marseille son long cheminement à travers la France. Rebaptisée la "Marche des Beurs" par les médias, le mouvement est né quelques mois après de violentes émeutes à la cité des Minguettes, à Vénissieux [banlieue de Lyon]. À son arrivée à Paris le 3 décembre 1983, les organisateurs ont réussi à mobiliser largement. D’une dizaine de "marcheurs" au départ de Marseille, ils arrivent forts de 100 000 participants à Paris.
Trente ans plus tard, que reste-t-il de cette extraordinaire mobilisation ? Décryptage avec Abdellali Hajjat, sociologue, auteur de "La marche pour l’égalité et contre le racisme", un livre à paraître aux éditions d’Amsterdam.
France 24 - Comment est née cette "Marche pour l’égalité et contre le racisme" ?
Ce n’était pas la première fois, que la région lyonnaise connaissait ce genre d’émeutes : les premières remontent au milieu des années 1970. La rébellion, qui a fait grand bruit dans les médias, a eu lieu au cours de l’été 1981. Mais c’est après les émeutes des Minguettes en mars 1983 que des actions non-violentes ont émergé.
F24 - Quels étaient les objectifs des marcheurs ?
A. H. - Cette marche avait une double dimension. À la fois pour l’égalité [des habitants de banlieues populaires devant la justice et devant la police] et contre le racisme. À posteriori, les médias se sont focalisés sur la lutte contre le racisme, mais la marche ne se résume pas à ça. Il y avait des revendications sociales, de travail, de logement et d’équité – les marcheurs partaient du constat que ni la police ni la justice ne traitaient tout le monde de la même manière.
Un groupe de militants, principalement composé d’enfants d’immigrés, a eu l’idée d’organiser une marche nationale pour sortir de l’impasse locale. Ils sont partis avec la volonté de provoquer une prise de conscience sur l’existence de crimes racistes en France, mais aussi de provoquer des réflexions sur le droit au logement, le droit au travail et les violences policières…
L’idée, c’est vraiment d’interpeller la population, de susciter l’adhésion au niveau national, et, surtout, de convaincre le gouvernement socialiste de l’époque de mener une politique favorable aux étrangers et aux enfants d’étrangers. Et pour ce faire, il fallait organiser une mobilisation qui soit vraiment soutenue par la population, par les médias, par les organisations pour convaincre le gouvernement.
Et ça a fonctionné ! La marche a rassemblé 100 000 personnes à son arrivée à Paris, elle a eu une large couverture médiatique. Les "marcheurs" ont été reçus par François Mitterrand, et ça, ça a vraiment été une victoire pour eux.
F24 - Trente ans plus tard, que reste-t-il de cette marche ?
A. H. - Le gros problème qui s’est posé ensuite, ça a été de voir traduites sur le terrain les promesses, qui avaient été faites par les acteurs politiques. Le résultat, c’est que 30 ans plus tard, les revendications, que les marcheurs portaient, sont toujours d’actualité, même si elles ne sont plus tout à fait les mêmes.
Sur la question des violences policières, par exemple, les gouvernements ont eu la volonté d’être plus attentifs, mais jusqu’à présent, ça ne s’est pas véritablement traduit dans les faits : il suffit de voir ce qu’il s’est passé à Villiers-le-Bel ou à Clichy-sous-bois. Dans les cas, où des policiers ont été condamnés, les peines prononcées ont été très faibles par rapport aux actes, qui ont été commis.
Mais depuis cette marche, il y eu des progrès, notamment au niveau des crimes racistes. Les choses ont plutôt bien évolué : aujourd’hui, le racisme tue toujours, mais ça n’a plus l’ampleur que ça pouvait avoir dans les années 1980.
Par contre, au niveau social, dans les quartiers populaires, la situation a plutôt régressé. Dans certains quartiers, certaines zones urbaines sensibles, le taux de chômage peut dépasser les 50 % pour les 18-24 ans. Les situations de précarité se sont aggravées par rapport aux années 1980. Même chose sur la question de la politique sociale, la politique de redistribution des richesses, et même sur l’accès aux services publics : on observe un recul de manière globale dans les quartiers populaires.