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La France revoit sa copie en Arctique, futur point chaud des rivalités mondiales
Une nouvelle feuille de route a été dévoilée mercredi pour faire évoluer la stratégie polaire de Paris, devenue obsolète depuis l'invasion russe de l'Ukraine. Objectif : faire de la France "une grande puissance polaire au service de la paix", malgré un contexte budgétaire incertain.
Une vue du glacier Nordenskiold en train de fondre près de Pyramiden, dans l'archipel norvégien du Svalbard, au nord de la Norvège, le 21 septembre 2021. © Olivier Morin, AFP

La France décidée à passer la vitesse supérieure dans sa stratégie polaire. Paris a publié mercredi 3 décembre une nouvelle feuille de route pour 2026-2040 avec pour ambition de conserver une place de "leader mondial de la recherche polaire" tout en contribuant à la stabilité de l'Antarctique et de l'Arctique, en première ligne du réchauffement climatique et au cœur des tensions géopolitiques.

Parue en 2022, la précédente version a été "rapidement rattrapée par l’actualité géopolitique", constate Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur des pôles et des affaires maritimes, qui a rédigé le nouveau document en collaboration avec plusieurs ministères, dont ceux des Armées et de la Recherche.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, a en effet largement rebattu les cartes en stoppant net la coopération qui prévalait dans les pôles, surnommée "l’exception arctique".  Depuis cette date, le Conseil de l'Arctique, organe intergouvernemental centré sur les questions environnementales créé en 1996, ne s'est plus réuni. Autre constat : sept des huit États arctiques sont désormais membres de l'Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) depuis l’adhésion de la Finlande et de la Suède.

"Une stratégie doit être revue régulièrement pour qu'elle réponde au mieux à la situation. Cette nouvelle version reprend donc plus d'éléments en matière de défense, de géopolitique, et de diplomatie scientifique. On voit surtout qu'il y a une volonté d'être un peu plus opérationnel", décrypte l'enseignante-chercheuse Anne Choquet, membre du Comité national français des recherches arctiques et antarctiques (CNFRAA).

Eldorado du Grand Nord

Espace longtemps préservé et difficile d'accès, l'Arctique se prépare à des changements majeurs. Avec la fonte des glaces liée au réchauffement climatique, de nouvelles voies de navigation vont s'ouvrir, renforçant l'intérêt stratégique de cette région qui regorge de ressources naturelles. 

Selon une étude de l'US Geological Survey de 2008, la zone arctique recèlerait plus de 22 % des réserves mondiales d'hydrocarbures non encore découvertes et contiendrait plus de 10 % des réserves mondiales de pétrole et près de 30 % des réserves de gaz naturel. Sans compter un potentiel minier considérable (or, argent, diamant, fer, platine, zinc, cuivre…).

Un eldorado du Grand Nord qui attise les convoitises des grandes puissances, à commencer par la Russie qui considère l'Arctique comme une zone d'influence naturelle. Avec le port de Mourmansk, l’océan Arctique est crucial pour la marine russe. Mais la Chine affirme de plus en plus ses ambitions dans la région, située pourtant à 1 400 km de ses côtes. Enfin, les États-Unis ont également fait monter la température ces derniers mois avec une série de déclarations controversées de Donald Trump sur une possible annexion du Groenland.

"Ce basculement stratégique implique pour la France de repenser la région arctique non plus comme un lieu préservé permettant une coopération scientifique et climatique, mais comme un espace stratégique contesté", indique la nouvelle feuille de route qui préconise d'intégrer davantage les enjeux de défense par rapport à la précédente version.

Renforcement des capacités de surveillance et de renseignement, rapprochement avec les pays arctiques de l'Otan, la nouvelle stratégie polaire propose une "participation régulière à des exercices conjoints en conditions polaires".

Devenu un espace de confrontation envisageable, l'Otan se prépare depuis plusieurs années à travers l'exercice Nordic Response, supervisé par la Norvège. En 2024, pas moins de 20 000 hommes issus de 13 armées différentes avaient participé à l'opération.

Des ambitions mais avec quels moyens ?

Sur le plan de la recherche, le rapport propose d'investir 100 millions d'euros sur dix ans en faveur des infrastructures, une somme conforme aux attentes de la communauté scientifique. Parmi les priorités identifiées, la mise en service de "deux nouveaux navires de recherche polaire" mais également la modernisation de six bases scientifiques, dont la station antarctique de Dumont-d’Urville.

Construite en 1956, l'infrastructure de 5 000 mètres carrés souffre de nombreux problèmes de vétusté et de gestion des déchets. En raison de la difficulté d'accès, le chantier, qui s'annonce titanesque, devrait durer plusieurs décennies.

"Les stations ou encore les observatoires sont des équipements indispensables pour mener des recherches sur le long terme, mais il faut également avoir des moyens humains, que ce soient des chercheurs, des techniciens ou des spécialistes de la logistique", pointe Anne Choquet.

La nouvelle stratégie insiste sur l'intégration en cours, au sein de l'Ifremer, de l’Institut polaire Paul-Emile Victor (Ipev). Cette petite agence, chargée d'organiser les missions scientifiques polaires, est en grande difficulté depuis plusieurs années. Sous-financée, elle a également souffert de l'augmentation des prix du fioul provoquée par la guerre en Ukraine.

"L'Antarctique, certes préservée par un traité très ambitieux et privilégiant la paix, la coopération scientifique, et l'absence d'activités extractives – c'est-à-dire l'exact contraire de ce qui se passe aujourd'hui en Arctique –, pourrait devenir dans la décennie à venir la prochaine perspective stratégique de trois des grandes puissances que sont les États-Unis, la Chine et la Russie", alerte la nouvelle feuille de route. 

Parmi les inquiétudes françaises, une remise en cause du Protocole de Madrid à l'horizon 2048, date de révision possible de l'accord. Ce dernier consacre le continent blanc comme une "réserve naturelle, consacrée à la paix et à la science". 

Cependant, la France a-t-elle les moyens de s'imposer comme une puissance stabilisatrice en Arctique et de maintenir son statut prépondérant dans la recherche scientifique ? À l'occasion du One Planet Polar Summit en 2023, Emmanuel Macron avait annoncé qu'il doublerait le budget de la recherche polaire – soit 1 milliard d’euros sur sept ans. Mais les financements arrivent au compte-goutte et l'instabilité gouvernementale complique l'équation.

"Il y a bien souvent des annonces, mais reste à voir comment elles seront concrétisées. Par ailleurs, je reste attentive à l'importance accordée aux partenariats public-privé. Il ne faudrait pas que la recherche soit instrumentalisée pour permettre des activités humaines" dans ces écosystèmes fragiles, estime Anne Choquet.

L'autre difficulté tient à la coordination des efforts entre les différents ministères. Recommandé dès 2022 par Olivier Poivre d’Arvor, un conseil interministériel des pôles (Cipol), chargé de mettre en œuvre la stratégie polaire et de faciliter la prise de décision, n'a toujours pas pu voir le jour.