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Reportage dans une Égypte divisée : "Même dans notre famille on se dispute"

, envoyé spécial au Caire – Alors que l’Égypte est déchirée entre pro et anti-Morsi, FRANCE 24 est allé à la rencontre de deux membres d’une même famille aux opinions politiques diamétralement opposées, afin de mieux comprendre les risques d’une dangereuse radicalisation.

C’est l’histoire de deux frères égyptiens pris dans le tourbillon révolutionnaire du pays. L’un est partisan de longue date des Frères musulmans, l’autre a ouvertement soutenu le coup de force des militaires qui ont renversé le président islamiste Mohamed Morsi. Ils ont beau avoir grandi ensemble et travailler au quotidien dans la même entreprise de Bâtiment et travaux publics (BTP), les frères Massoud ont aujourd’hui des visions politiques radicalement différentes. À eux deux, ils illustrent la polarisation extrême qui prévaut aujourd’hui en Égypte.

L’aîné, Mohamed, âgé de 50 ans et anti-Morsi, n’a de cesse de dénoncer le jusqu’au-boutisme suicidaire des Frères musulmans, quand son petit frère, Reda, 39 ans, dénonce sans relâche la haine aveugle des partisans de "l’État policier". Principale pomme de discorde entre les deux frères : la répression des campements pro-Morsi, le 14 août dernier dans le centre du Caire. Selon Mohamed, il n’y a eu que 120 morts ce jour là, tandis que Reda estime lui que plus de 2 600 manifestants ont perdu la vie dans l’assaut des forces de sécurité. Seul point sur lequel ils s’accordent à ce sujet : ils réfutent le bilan officiel qui fait état de 600 morts.

Élections maudites

C’est précisément la première élection présidentielle libre de l’histoire de l’Égypte qui a mis au jour les divergences d’opinions entre les deux frères. Pourtant, à écouter leur lecture radicalement différente des évènements, il est difficile d’imaginer que Reda et Mohamed aient un jour voté pour la même force politique.

Mamhoumd Ezzat nouveau guide suprême

Les Frères musulmans ont annoncé mardi 20 août qu'ils avaient nommé temporairement Mahmoud Ezzat, l'un des adjoints de Mohamed Badie, au poste de guide suprême de la confrérie.

L’aîné, aujourd’hui foncièrement anti-Morsi, admet pourtant avoir voté pour les Frères musulmans lors des élections législatives de novembre 2011. "Je me suis dit que c’étaient des gens pratiquants, des gens biens. Ils nous ont fait des promesses, assurés qu’il y aurait des investissements et qu’ils pourraient reconstruire l’État", se souvient Mohamed.

L’entrepreneur en BTP a rapidement déchanté après la victoire électorale des Frères musulmans et de ses alliés islamistes. "On s’attendait à ce que le Conseil législatif débatte de sujets importants pour le pays. Au lieu de ça, on a entendu parler d’un projet de loi autorisant le mariage des fillettes de 9 ans et certains députés qui appelaient à la prière en pleine audience au Conseil législatif. Ça peut sembler des détails insignifiants, mais c’est ce qui a changé ma vision des islamistes", affirme Mohamed.

"Choisir entre boire du sang et manger du cochon"

La rupture politique entre les deux frères était donc déjà consommée au moment de l’élection présidentielle de juin 2012. Horrifié par la perspective d’un retour à l’État policier, Reda choisit sans hésitation le candidat de la confrérie, Mohamed Morsi, alors relativement peu connu, contre Ahmed Chafik, dernier premier ministre du régime Moubarak.

L’enthousiasme des premières élections libres s’est en revanche déjà évanoui pour Mohamed, qui vote au premier tour pour Amr Moussa, ancien ministre des Affaires étrangères et secrétaire général de la Ligue arabe, car "il avait l’expérience et la carrure d’un leader". Choqué par l’élimination de son candidat, Mohamed refuse de participer au second tour. "C’était comme choisir entre boire du sang et manger du cochon", explique l’aîné.

Le fossé se creuse au soir du 24 juin 2012, lorsque Mohammed Morsi devient officiellement le premier président démocratiquement élu du pays avec 51,7% des voix. Fou de joie, Reda descend aussitôt dans les rues de son quartier de Nasr City pour une fête improvisée. Alors que les feux d’artifice et la musique retentissent à l’extérieur, Mohamed broie du noir. Ce dernier est terriblement inquiet car il perçoit désormais les Frères musulmans comme une organisation avide de pouvoir.

Retournement de situation

Les soubresauts de la présidence Morsi – du marasme économique à l’adoption d’une constitution controversée – ne font qu’éloigner un peu plus les deux frères. Mohamed signe alors la pétition du mouvement d’opposition Tamarod sans se douter que les jours de Morsi au pouvoir étaient déjà comptés. Au soir des manifestations monstres du 30 juin 2013, la situation des deux frères s’est complètement inversée.

"Ce jour là, j’ai eu l’impression qu’une épine m’avait été retirée du pied (…) Ça faisait un an que je n’avais pas vu autant de joie sur le visage des gens", se remémore Mohamed. C’est pourtant l’inquiétude qui s’empare de Reda, persuadé que l’armée soutiendra l’opposition. Ses pires craintes se confirment le 3 juillet quand le général Abdel Fattah al-Sissi renverse le président élu, au prétexte d’exaucer la volonté du peuple.

La suspension de la Constitution et la détention du président, dans un lieu tenu secret, marquent le début d’une période de troubles sanglants que les deux frères s’accordent à décrire comme une catastrophe. "Toute l’Égypte a chuté avec ce qui s’est passé", commente Mohamed, qui soutient la répression brutale opérée par le nouveau régime. "Même s’il y avait eu des milliers de morts, c’était malheureusement la

seule solution (…) On ne pouvait pas laisser Morsi donner le Sinaï aux Palestiniens, le canal de Suez au Qatar et deux gouvernorats du sud de l’Égypte au Soudan", ajoute-t-il en évoquant des rumeurs qu’il considère comme véridiques.

Des affirmations qui ne suscitent plus aucune surprise chez Reda. "Ça fait longtemps que je connais les opinions de mon frère. Ce qui me fatigue, c’est d’être présenté comme un terroriste par les médias alors que notre télévision d’État devrait être impartiale (…) Il est malheureusement dans l’habitude des Égyptiens de salir ceux qui ne sont pas d’accord", explique Reda d’un air dépité.


"Les Frères musulmans sont morts dans tous les cas"

Mohamed indique qu’il compte sur l’armée égyptienne pour empêcher les Frères musulmans de revenir en politique, au moins jusqu’à ce qu’une faction interne plus modérée renverse le leadership vieillissant de la confrérie. Interrogé sur ce qu’il ferait si cette faction des "Frères sans violence" venait à s’imposer de nouveau dans des élections libres, le frère aîné, qui soutient la destitution de Morsi, reste silencieux un long moment.

"Ça n’arrivera pas…", affirme finalement Mohamed, arrachant un éclat de rire à un autre pro-Morsi présent dans la pièce. "Très bien, qu’ils gagnent alors, mais qu’ils ne nous gouvernent pas de la même façon !" s’exclame Mohamed.

Reda n’a, quant à lui, aucun doute sur la détermination de la confrérie, qu’il décrit comme engagée dans une lutte pour sa survie. "Moralement, on a été très affaiblis par la répression (…) Mais les Frères n’ont pas d’autre choix que de manifester. Qu’ils continuent ou qu’ils s’arrêtent, ils sont morts dans tous les cas", résume d’un air sombre le frère cadet. "Le problème principal n’est d’ailleurs pas la personne du président Morsi elle-même. C’est que le verdict des urnes n’a pas été respecté" ajoute Reda.

Malgré la flambée de violence actuelle, les deux frères sont parvenus à rester en bons termes. "Même si on se dispute dans notre famille, ça reste mon frère", explique Mohamed. "C’est vrai que nous sommes une famille divisée entre les partisans des Frères musulmans et ceux de l’armée, mais on reste unis car on est convaincus que la politique est avant tout un jeu trop sale", conclut le frère aîné.