
La Palme d'or d'Abdellatif Kechiche est accueillie avec émotion et fierté en Tunisie. Le film a pourtant peu de chances d'être projeté dans ce pays où l'homosexualité est non seulement taboue mais toujours punie par la loi.
L’impression que quelques poussières d’or de la Palme ont traversé la Méditerranée jusqu’en Tunisie. Que la fierté d’Abdellatif Kechiche est contagieuse à tout un pays. De ce côté de la rive, les confrères du réalisateur, les cinéphiles et certaines figures politiques ne tarissent pas d’éloges au sujet de "l’enfant du cinéma tunisien", devenu nouvelle coqueluche du cinéma mondial depuis qu’il a remporté la Palme d’or au Festival de Cannes pour son film "La vie d’Adèle, chapitre 1 et 2".
Abdellatif Kechiche, né en Tunisie en 1960 et débarqué à Nice à l’âge de 6 ans, a toujours gardé un pied dans son pays natal. Dimanche 26 mai, en recevant la Palme d’or des mains d’Uma Thurman, le réalisateur a d’ailleurs dédié son prix autant à la "belle jeunesse française qui [m’a] beaucoup appris sur l’esprit de liberté et de vivre ensemble" qu’à "la révolution tunisienne, pour leur aspiration à vivre librement, s’exprimer librement et aimer librement". Sur France Inter, il s'est dit "autant Français que Tunisien, et autant Tunisien que Français".
Le tabou des tabous
Le parcours de Kechiche est l’histoire d’un Tunisien qui aime les films et les acteurs et finit par être reconnu par le cinéma mondial, résume le réalisateur tunisien Nouri Bouzid, qui a donné à Kechiche l’un de ses principaux rôles à l’écran en 1992 dans "Bezness" (où Kechiche jouait le rôle d’un homme qui vit de ses charmes) et l’a encouragé dans son envie de passer derrière la caméra. "Depuis ‘La Graine et le Mulet’ (2007), je suis très fier du cinéaste qu’il est devenu, parce qu’il a réussi à s’installer dans le paysage du cinéma français avec un film sur les Beurs. A présent, il réussit à analyser finement la société française et est mondialement reconnu pour cela", s’enthousiasme Nouri Bouzid, interrogé par FRANCE 24. "D’habitude, quand un immigré fait un film sur les Français de souche, il se rate. Pas lui. Il n’est pas le petit Arabe qui parle des Français. Il va plus loin encore : sa liberté est sans frontières. C’est d’autant plus extraordinaire qu’il y parvient en touchant la question homosexuelle de façon libre, alors que c’est le tabou des tabous au Maghreb."
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L’homosexualité, montrée dans des scènes longues et sensuelles dans "La vie d’Adèle", est non seulement taboue mais punie par la loi tunisienne. Début avril, Mounir Baâtour, avocat et homme politique, est en détention préventive pour flagrant délit de "sodomie" avec un autre homme dans un grand hôtel de Tunis, rappelle David Thomson, le correspondant de FRANCE 24 à Tunis.
La classe politique dirigeante tunisienne s’est montrée pour l’instant peu loquace sur le sujet. Le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a simplement annoncé à la dernière minute qu’il ne se rendrait pas à la projection de "La vie d’Adèle" à Cannes - annulation qui a fait jaser les Tunisiens modernistes sur le Web. Au lendemain de la remise de la Palme d’or, le directeur général du cinéma au ministère de la Culture, Fathi Kharrat, a exprimé sur la radio Kalima sa "fierté qu’un réalisateur arabe emporte la Palme d’or", mais a pris des pincettes pour évoquer le fond du film, qui lui est apparu comme "très professionnel, réalisé avec une sensibilité particulière et qui s’adresse à un environnement particulier".
Cela signifie-t-il que le film a peu de chances d’être diffusé en Tunisie ? "Le film peut intéresser une portion de Tunisiens, mais c’est sûr que certains peuvent avoir des réserves", a répondu le directeur général du cinéma au ministère de la Culture. Voire susciter des réactions violentes ? "C’est très probable", admet-il.
Vidéo-clubs et DVD piratés
L’éventuelle projection de "La vie d’Adèle" dans les cinémas tunisiens fait déjà l’objet de débats sur le Web. Le magazine en ligne Mag14 prédit "un 'séisme filmique' s’il venait à être projeté dans l’une [de nos] salles obscures en voie de disparition. Surtout dans un contexte où même le camp dit 'moderniste' s’effarouche (encore) pour la poitrine d’Amina [une militante du mouvement féministe Femen, convoquée le 30 mai devant un tribunal, NDLR]". D’autres parient sur des projections dans des quartiers ciblés et à certaines heures - "par exemple à la Marsa [quartier chic de Tunis, NDLR], en séance du soir", suggère Nouri Bouzid. D’autres encore misent sur les circuits parallèles de diffusion des films. "Je crois que pour voir 'La vie d’Adèle' dans son pays natal, nous devrons tous être reconnaissants aux vidéo-clubs et à l’industrie du piratage en Tunisie", ironise l’organisateur du festival américain indépendant Views of America, Hisham Ben Khamsa, sur Mag14.
Les télévisions tunisiennes y réfléchiront à deux fois avant de diffuser le long-métrage. Le précédent exemple de "Persepolis", dessin animé de la franco-iranienne Marjane Satrapi, qui a provoqué les foudres des islamistes extrémistes au moment de sa diffusion sur Nessma TV en 2011, reste dans toutes les mémoires.
"Empêcher que ce film soit vu serait anti-démocratique", a insisté Kechiche sur France Inter. Aussi, "pour ne pas offusquer une coutume, une tradition", Abdellatif Kechiche s’est dit prêt à "couper tel ou tel plan, mais sans sacrifier ce qu’est le film". Il existera donc probablement une mouture de "La vie d’Adèle" spécialement adaptée à la Tunisie et aux pays arabes.