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Ces adolescents ukrainiens enrôlés par les espions russes en Europe
En Lituanie, un Ikea incendié. En Ukraine et en Europe, des explosifs posés ou des véhicules brûlés. Derrière ces missions payées de quelques centaines de dollars à plus de mille dollars, des adolescents ukrainiens approchés sur Telegram et une stratégie assumée des services russes pour saboter l’Ukraine et semer le doute parmi les réfugiés ukrainiens en Europe.
La Russie multiplie les recrutements de jeunes Ukrainiens dans le cadre de sa guerre hybride en Europe. © Studio graphique France Médias Monde

Il avait 17 ans au moment des faits, il est ukrainien et, pourtant, il a été arrêté pour avoir effectué en 2024 une opération de sabotage pour le compte de la Russie. La Lituanie a condamné, mardi 25 novembre, Daniil Bardadim à trois ans et quatre mois de prison pour l’incendie volontaire du magasin Ikea de Vilnius.

Ce jeune a été reconnu coupable de terrorisme pour avoir attaqué une enseigne qui est, d’après les services de sécurité lituaniens, dans le viseur russe pour deux raisons : s’être retirée de la Russie après le début de l’invasion de l’Ukraine, et être d’un pays - la Suède - qui est l’un des plus fervents soutiens au pays d’origine de Daniil Bardadim.

Une jeune Ukrainienne piège une e-scooter

Il n’est pas le seul adolescent ukrainien à avoir été pris la main dans le sac de la guerre hybride russe en Ukraine et en Europe.

En avril, une Ukrainienne de 19 ans a été arrêtée par les services de sécurité ukrainiens pour avoir installé, sur demande de Moscou, un explosif dans un e-scooter offert à l’armée ukrainienne.

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Ces adolescents ukrainiens enrôlés par les espions russes en Europe
ICI L EUROPE © FRANCE 24
17:02

La police polonaise a interpellé en octobre un adolescent de 16 ans, ayant fui la guerre en Ukraine ; il est accusé d’avoir collaboré avec les services secrets russes depuis plusieurs mois.

Ce n’est pas un phénomène nouveau. Les services de renseignement ukrainiens alertent depuis plusieurs mois sur l’appétit russe pour le recrutement d’adolescents ukrainiens. En juillet, ils ont même publié une vidéo mettant en garde les jeunes contre le risque de se retrouver à faire le sale boulot des espions russes, parfois sans même s’en rendre compte.

Le SBU, service de sécurité intérieure ukrainien, a assuré à la BBC que sur environ 800 Ukrainiens ayant été recrutés par la Russie depuis le début de la guerre, 240 étaient des adolescents.

La plupart du temps, ces jeunes sont repérés par les "recruteurs" russes sur Telegram. "Le recrutement se fait souvent sous forme de jeu. Les adolescents doivent exécuter des missions un peu comme dans Pokémon Go pour remporter des récompenses", explique Elena Grossfeld, spécialiste de l’histoire contemporaine du renseignement russe à l’université King’s College de Londres.

"Gamification" de la guerre hybride

Cette "gamification" passe par des chaînes spécifiques sur Telegram et parfois des comptes TikTok où les agents russes utilisent des alias, qui sont des références à la "pop culture". L'un d'entre eux s'est ainsi fait appeler "Q" en référence au spécialiste des gadgets dans James Bond, souligne le New York Times 

Ainsi, un jeune Ukrainien a raconté à la BBC que sa première mission était simplement de trouver une grenade cachée à un endroit. Mais sur place, il n’avait rien trouvé… ce qui n’a pas empêché son contact de lui verser 30 dollars. Quelques jours plus tard, il reçoit une nouvelle tâche : mettre le feu à un bus d’un centre de recrutement de l’armée ukrainienne. Pour cette opération plus dangereuse, cet adolescent est censé recevoir 1 500 dollars. Pourtant, il n’obtient que 100 dollars en cryptomonnaies… avec la promesse de toucher le reste s’il fait exploser une bombe à Rivne, une ville au nord-ouest de l’Ukraine.

Les adolescents ukrainiens ne sont pas les seuls à intéresser les services de renseignement russes. Ils font partie de ce que les experts de la Russie comparent à une "uberisation" de la guerre hybride du Kremlin. Les Russes "privilégient de plus en plus la quantité à la qualité lorsqu’ils recrutent des intermédiaires pour exécuter leurs opérations sur le terrain", explique Elena Grossfeld, qui a travaillé sur cette question.

L’art du recrutement au long court d’agents dormants à l’étranger dans lequel excellait le KGB n’est plus autant à l’ordre du jour qu’à l’époque de la guerre froide. Il vaut mieux trouver rapidement un grand nombre de petites mains - souvent issues du milieu de la criminalité -, pas forcément bien entraînées, mais aisément remplaçables si ces auxiliaires de sabotage se font arrêter.

Et l’adolescent ukrainien coche toutes les cases pour les espions russes. D’abord, "il faut bien se rendre compte que le renseignement humain au sein de la population ukrainienne [adolescent ou non, NDLR] par les services de renseignement russe est un phénomène massif depuis le début de la guerre. Dans des villages de quelques milliers de personnes, il peut aisément y avoir des douzaines d’habitants qui ont reçu de l’argent de Russes pour des informations sur les cibles militaires ukrainiennes", explique Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine.

"Moins conscients des conséquences"

Depuis un peu plus d’un an, la Russie a mis en place "une campagne qui a visé spécifiquement les plus jeunes, incités et payés pour mettre le feu à des véhicules un peu partout en Ukraine", explique Huseyn Aliyev.

Le phénomène s’est tassé, en partie parce que les autorités ont arrêté bon nombre de jeunes, mais aussi grâce à une campagne de sensibilisation. Mais cela ne veut pas dire que les espions russes ont abandonné le filon. "Les missions données à ces adolescents ont évolué, et ils sont davantage utilisés pour prendre et transférer des photos, ou placer des petits explosifs", note Huseyn Aliyev.

"Les jeunes sont davantage connectés et donc plus faciles à contacter en ligne et ils sont souvent moins conscients de toutes les implications de leurs actes", note Erik Stijnman, spécialiste des questions de sécurité militaire dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne à l’Institut néerlandais des relations internationales Clingendael.

Preuve de l’appétit russe pour exploiter la crédulité des plus jeunes, les autorités ukrainiennes ont fait état de contacts pris par des Russes avec des pré-ados d’à peine 10 ans. "Deux moteurs traditionnels du recrutement d’agents étrangers peuvent être particulièrement efficaces dans ces cas-là : l’égo et l’argent", assure Erik Stijnman. Ces ados ou grands enfants veulent prouver qu’ils sont capables de réussir ces missions qui, en plus, rapportent de l’argent.

Créer la peur des réfugiés ukrainiens

"Les services russes de renseignement n’ont aucune raison de ne pas recruter les plus jeunes. Pour eux, il n’y a que des avantages et un gamin de 9 ans peut très bien déplacer un explosif d’un endroit à un autre", affirme Elena Grossfeld. Ces adolescents éveilleront probablement moins les soupçons que des adultes, et "ils sont probablement aussi plus influençables", note Erik Stijnman.

Après l’Ukraine, les espions russes ont "exporté" ce recrutement d’adolescents ukrainiens au reste de l’Europe. "Il y a une forte communauté de réfugiés ukrainiens avec des jeunes qui se retrouvent parfois seuls et ont besoin d’argent", explique Huseyn Aliyev.

Ils présentent l’avantage "d’avoir un passeport qui peut leur permettre de se déplacer n’importe où en Europe [contrairement à des Russes, NDLR]", explique Huseyn Aliyev.

Ils représentent aussi des portes ouvertes vers d’autres recrutements. "Tous ces jeunes qui ont besoin d’argent sont ensuite incités financièrement à trouver d’autres recrues potentielles", assure Elena Grossfeld. Ainsi, l’Ukrainien de 16 ans interpellé en Pologne en octobre est soupçonné d’avoir convaincu deux autres adolescents en Ukraine de perpétrer des actes de sabotage.

Certes, ces jeunes ne vont pas être chargés des missions les plus sensibles pour les opérations les plus retentissantes. Mais leurs actions peuvent avoir un impact certain, comme l’incendie de l’Ikea à Vilnius.

L’effet le plus important "est d’ordre psychologique", assure Erik Stijnman. Chaque mention médiatique d’Ukrainiens qui œuvrent pour les Russes peut amener une partie une partie de l’opinion occidentale "à se demander pourquoi il faut soutenir l’Ukraine si même des Ukrainiens se retournent contre leur pays", souligne cet expert.

Cela permet aussi de placer une cible dans le dos des réfugiés ukrainiens. C’est un peu la cerise sur le gâteau pour les Russes, d’après Elena Grossfeld. "Cela peut créer l’impression que n’importe quel ukrainien qu’on croise dans la rue peut représenter une menace ou être un agent russe."