Le peuple, en colère, accuse l'armée d'être derrière la mort des 74 supporters tués mercredi à Port-Saïd. Un an après la chute d'Hosni Moubarak, la situation demeure tendue dans le pays. L'auteure égyptienne Myra Mahdy nous livre son analyse.
Alors que les manifestations et violences se poursuivent au Caire, deux jours après le match meutrier de Port-Saïd, Myra Mahdy, chercheuse scientifique égyptienne et auteure de nombreux ouvrages sur l'islam*, revient sur les causes et conséquences de l’incident . Complot ourdi par l'armée? Chaos annoncé? Nouvelle révolution ? Analyse.
FRANCE 24 : L’incident de Port-Said est-il, selon vous, un événement isolé ou revêtt-il une portée plus symbolique ? Estimez-vous, par ailleurs, que la théorie d’un complot mis en place par les militaires soit crédible ?
Myra Mahdy : Un mois avant, il y avait déjà eu un incident similaire dans un stade de foot mais, dès les premières tensions, les choses ont été arrêtées par les forces de l’ordre. D’habitude, il y a toujours des fouilles à l’entrée des stades et on ne peut même pas rentrer avec un briquet. Cette fois-ci, d’après les témoins, il n’y en a pas eu. Et pour un match de cette importance, avec un public aussi enthousiaste, les forces de police étaient très peu nombreuses.
Quand les violences ont commencé, les policiers n’ont rien fait. Sur certaines images, on les voit même faire une haie d’honneur aux joueurs et aux assaillants. Par ailleurs d’habitude, le gouverneur et gouverneur militaire assistent à ce genre de match. Mais là, ils n’étaient pas là. Enfin, quand les supporters du club Al-Ahly ont voulu s’échapper, ils se sont retrouvés devant des grilles fermées. Donc ils se sont empilés les uns sur les autres et beaucoup sont morts par écrasement.
Enfin, cela a eu lieu le jour de l’anniversaire de la bataille des chameaux et ce jour-là, les supporters de Al-Ahly organisaient des secours en motocyclettes pour sortir les blessés de la place Tahrir. Ils sont connus pour être actifs et anti-armée. Comme par hasard, ce sont eux qui se sont fait attaqués. Au vu de tous ces facteurs, la théorie du complot n’est, selon moi, pas impossible.
FRANCE 24 : L’Égypte s'enfonce-t-elle dans le chaos ?
M. M. : Dans le chaos, non. Je suis optimiste. L’Égypte est en train de profiter d’un grand malheur pour se relever et peut-être pour faire sa seconde révolution. Le chaos existe en Égypte depuis un an et c’est le Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui l’a laissé s’installer dans le pays. C’est une façon de montrer que les militaires sont indispensables et éventuellement de réinstaurer l’état d’urgence. Mais leur erreur – s’ils sont derrière les événements de Port Saïd – a été de s’attaquer à un match de foot car symboliquement, ils se sont attaqués au peuple. Le football est très important pour les Égyptiens, c’est proche de leur cœur. Alors, 74 morts à l’issu d’un match, c’est inacceptable pour le peuple.
FRANCE 24 : Quand vous dite "seconde révolution", vous considérez – comme certains des révolutionnaires – que la révolution de février dernier a été usurpée ?
M. M. : La première révolution est inachevée. Il y a eu un jeu habile de l’armée – qui compte exactement les mêmes personnes que sous le régime de Moubarak – qui en profite maintenant. Selon moi, au début, l’armée a laissé faire le mouvement révolutionnaire en se disant qu’il se débarrasserait ainsi du fils de Moubarak qui n’était pas un militaire. Mais le mouvement leur a totalement échappé et ont finalement dû sacrifier l’un des leurs : Moubarak. Ensuite, le CFSA a passé une sorte d’entente cordiale avec les islamistes. Ils ont laissé faire le vote et se ont ainsi gardé leurs prérogatives.
FRANCE 24 : Pourtant les rapports entre les Frères musulmans et l’armée restent ambigus, comme l’a été le rôle des islamistes pendant la révolution…
M. M. : Les Frères musulmans sont de fins politiciens qui opèrent des virements à 180 degrés en fonction de leurs besoins. Ils ont été avec puis contre le roi Farouk ; avec puis contre Nasser ; avec puis contre Anouar el-Sadate. C’est une mouvance très opportuniste qui opère avec ceux qui lui permettent de garder son influence. Mais là, le Parlement, qui est à 70% religieux, va devoir taper sur l’armée. D’ailleurs, les islamistes ont annoncé la couleur en disant que ce sont des "résidus de l’ère Moubarak" qui sont derrière tout ça. Et les restes de l’ère Moubarak, on sait ce que c’est : c’est l’armée. Mais je suis optimiste. L’Égypte va s’en sortir et organiser, je l’espère, une élection présidentielle au plus vite.
* Myra Mahdy a notamment écrit "Un islam du cœur" (éd. du Cerf,1997) et "Le Coran raconté aux enfants" (éd. Les Deux Souris, 2002).