, correspondant à Belgrade – Pour l'adjoint du procureur de la République de Serbie (photo), les Nations unies auraient dissimulé plusieurs éléments de l'enquête portant sur un trafic d’organes présumé à la fin de la guerre du Kosovo, en 1999. Entretien.
Selon Bruno Vekaric, adjoint du procureur de la République de Serbie chargé d’enquêter sur les crimes de guerre, l’ONU aurait en partie dissimulé la vérité à propos de son enquête sur les allégations de trafic d’organes par l’Armée de libération du Kosovo (UCK) à la fin de la guerre du Kosovo (1999). Pour preuve, l’échange de lettres entre le bureau du procureur serbe et la mission des Nations unies au Kosovo (Minuk) obtenues par FRANCE 24.
Les propos de Bruno Vekaric font suite à la publication par FRANCE 24 d'un document confidentiel de l'ONU montrant qu’une enquête avait été ouverte dès 2003 par les Nations unies sur les crimes commis par l’UCK juste après la guerre. Mais le résultat des recherches, qui fait état d’un trafic d’organes prélevés sur des victimes serbes, n’a jamais été communiqué à Eulex, la mission de police et de justice de l’Union européenne au Kosovo.
FRANCE 24 - Vous enquêtez sur le trafic d’organes au Kosovo depuis 2008. Où en sont vos investigations ?
Bruno Vekaric - Nous avons beaucoup avancé, même si je ne peux pas vous communiquer les détails de nos travaux. Je peux simplement dire que nous pourrions facilement collaborer à une enquête internationale. Même si nous ne sommes pas encore en mesure de désigner des coupables, nous pouvons démontrer que ces crimes ont eu lieu sur le sol albanais.
F24 - Comment s’est déroulée la coopération avec les Nations unies et les autorités albanaises ?
B. V. - Pendant six mois, en 2008, la mission des Nations unies au Kosovo, la Minuk, nous a caché l’existence de documents que nous avions pu obtenir de façon informelle par un journaliste. Nous avons alors demandé de les obtenir officiellement, mais les Nations unies nous ont assuré ne rien savoir sur un supposé trafic d’organes. Nous avons alors envoyé une seconde lettre, accompagnée de la photocopie des documents que nous possédions. Le bureau des Nations unies de Pristina n’a pas répondu, et nous avons finalement reçu les documents officiels directement depuis le siège de l’ONU à New York.
Nous avons également pu disposer d’éléments prouvant que nos collègues albanais ont menti sur la nature des indices trouvés à la Maison jaune [la clinique secrète présumée, en territoire albanais, où le prélèvement des organes aurait eu lieu, NDLR].
Enfin, nous avons dû faire face à l’obstruction des autorités albanaises. Alors que le procureur albanais Ina Rama nous avait promis son aide, le ministère de la Justice de Tirana a précipitamment annulé toute coopération.
Aussi nous posons-nous un certain nombre de questions. Certaines personnes essaieraient-elles d’entraver l’enquête ? Les Nations unies ont-elles vraiment transmis à l’Eulex tous les documents dont elles disposent ? Les conditions d’une enquête équitable sont-elles réunies en Albanie et au Kosovo ?
F24 - Quel rôle ont joué les autres institutions ?
B. V. - Nous entretenons de bonnes relations avec le Tribunal pénal international (TPI) de La Haye, qui nous a donné accès à sa base de données.
Quant à l’Eulex, je ne doute pas de sa bonne volonté. Aujourd’hui, elle enquête sur les camps de prisonniers clandestins qui s’étaient établis à l’époque dans le nord de l’Albanie. Mais pourquoi se penche-t-elle seulement maintenant sur la question ? Cela fait un moment que nous connaissons l’existence de ces camps, et nous avons établi que c’est là qu’étaient sélectionnées les victimes. Il est évident qu’à une certaine époque ces crimes étaient tabous.
F24 - De nombreux pays, dont les États-Unis, souhaitent que l’enquête sur le trafic d’organes présumé soit confiée à l’Eulex, dont le gouvernement serbe conteste pourtant la légitimité. Quelle est, selon vous, l’institution la plus à même de diriger l’enquête ?
B. V. - Nous soutenons la création d’un nouveau tribunal qui ne serait pas basé dans la région mais qui puisse collaborer avec l’Eulex. Ce serait le meilleur moyen de mettre les enquêteurs à l’abri des pressions et de garantir la protection des témoins kosovars. Il ne serait pas raisonnable de laisser l’enquête uniquement aux mains d’Eulex, de la justice albanaise et de la justice serbe. Mais il faudrait, pour cela, que les Nations unies fassent davantage preuve de bonne volonté. Et, pour l’instant, ce n’est pas le cas.
F24 - Pensez-vous que la protection des témoins puisse être assurée au Kosovo ?
B. V. - En ce qui concerne la protection des témoins, nous avons eu une mauvaise expérience lors du premier procès de Ramush Haradinaj [ancien leader de la guérilla de l’UCK et ex-Premier ministre du Kosovo] au TPI. Des personnes devant témoigner à charge durant le procès ont été tuées. D’autres, une fois à la barre, ont radicalement changé le sens de leur déposition. Ramush Haradinaj a finalement été libéré, et les meurtres des témoins n’ont jamais été élucidés [Haradinaj comparaît de nouveau à La Haye car le procureur du TPI a fait appel].
F24 - Cette affaire a-t-elle pris, selon vous, une tournure politique ?
B. V. - Il existe un réel conflit politique autour de ces crimes. Certains dirigeants dans la région, et dans le reste du monde, ont peur que leur élucidation ne ralentisse la reconnaissance par la communauté internationale de l’indépendance du Kosovo [l’indépendance du Kosovo est reconnue par 75 pays, dont les États-Unis et 22 membres de l’UE, mais pas par la Serbie et la Russie]. Mais un crime reste un crime.
Plus la sphère politique se mêlera de cette affaire, plus cela nuira à l’enquête. Les faits évoqués vont à l’encontre des valeurs de la civilisation. La cause politique ne peut pas légitimer le silence qui a longtemps prévalu dans cette affaire. Il est à craindre, en outre, que les pressions exercées par le gouvernement du Kosovo ne finissent par compromettre le travail de l’Eulex.