Vieux port de La Ciotat dans les Bouches-du-Rhône, un jour d'été. À quelques encablures des imposants portiques des chantiers navals, se trouve la trace du boulodrome où a été inventée puis disputée la première partie de pétanque de l'Histoire. Pour arriver au bien nommé "Berceau" de ce sport, le chemin est tout tracé. Il faut d'abord emprunter l'avenue de la Pétanque, puis prendre à droite pour voir apparaître les fameux terrains situés à la traverse des Pieds Tanqués - expression qui a donné son nom à la discipline et qui signifie "les pieds ancrés au sol" en occitan provençal.

"Ici, c'est le lieu mythique où la pétanque a été inventée par hasard au début du XXe siècle", résume Enzo avec un accent provençal et montrant les terrains juste à côté du local des boulistes. Plusieurs plaques fixées sur les murs rendent hommage à l'inventeur de la pétanque. Et en ce début d'après-midi ensoleillé, le président de l'association Jules Lenoir raconte l'histoire de la naissance de ce sport "ciotadin et pas marseillais hein", tient-il à préciser tout de suite.

"Avant on jouait au jeu provençal (l'ancêtre de la pétanque où on doit être en mouvement au moment de lancer la boule, NDLR) et un jour, en 1907, cela a changé avec un commerçant de La Ciotat", explique-t-il. "Jules Hugues, qu'on surnommait ‘Lenoir', ne pouvait plus prendre part à son jeu préféré à cause de ses rhumatismes. Il a tracé un rond, a envoyé le cochonnet à 5-6 mètres et a commencé à jouer ses boules en ayant les ‘pieds tanqués'." La suite, c'est que les patrons de l'époque - les frères Pitiot - ont vite saisi l'intérêt de ce sport, et ils ont organisé le premier concours de pétanque selon ces nouvelles règles, en 1910.

En plus du maître des lieux, le local associatif du "Berceau de la pétanque" a tout d'un musée à l'intérieur : des photos d'époque en noir et blanc et en couleur rappellent le siècle écoulé, ainsi que différents types de boules disposés dans une vitrine transparente. "Celle-là est en bois et celle-là à clous, c'était les premières boules de pétanque avant que soit inventé l'acier", précise Enzo.

"Je suis moins adroit que quand j'avais 40 ou 50 ans"

Alors que des habitués jouent aux cartes dans le local, des pétanquistes de tous âges arrivent peu à peu aux abords des terrains. Cet après-midi, comme plusieurs fois par semaine, un concours a lieu au boulodrome. Le jeu se fera en doublette et pas à la mêlée - quand les paires de joueurs sont tirées au sort. Des habitués, Ciotadins d'origine pour la plupart, sont de la partie.

C'est le cas d'Alain, 61 ans, habitué des lieux depuis son enfance. "La pétanque, c'est ma passion depuis que je suis né", avoue-t-il. Et il se souvient : "Quand j'avais 8-9 ans, je jouais déjà là-haut dans les jardins (au-dessus du boulodrome, NDLR). Mais j'ai vraiment commencé à pratiquer régulièrement vers mes 18 ans. Venir ici c'est le quotidien, c'est la routine."

Les boules claquent à l'ombre des platanes "probablement centenaires" pour certains d'entre eux, selon Enzo. Ici et là on assiste à des carreaux, à des tirs précis ou à d'habiles lancers finement pointés. Le concours a commencé et a laissé place à une cacophonie. "Allez envoie le bouchon !", "Il en a pas tiré une encore… Allez l'ami !", "Oh là, peinture nature, freine, freine !" (en s'adressant à une boule qui vient d'être lancée.)

Sur le terrain près du local de l'association, Michel remporte facilement sa première partie avec son binôme face à une mère et à son fils. De l'aveu des habitués du lieu, il fait partie des meilleurs pétanquistes qui viennent régulièrement ici. "J'ai 80 ans et j'ai commencé à jouer à l'âge de 10-11 ans", explique ce retraité amateur de pétanque depuis plusieurs décennies. "Bon, je suis moins adroit que quand j'avais 40 ou 50 ans, mais en-dehors de ça, ça ne change rien."

Michel est un Ciotadin d'adoption. Parisien d'origine, il est venu pendant longtemps passer ses vacances avec sa femme dans le Sud de la France, avant que tous deux ne s'installent définitivement ici en 1993. "J'ai été deux fois champion de Paris avec ma femme en mixte, et j'ai aussi disputé des compétitions nationales là-haut"

Le vieil homme à la casquette vissée sur la tête et un t-shirt sur lequel on peut lire "Official US Marshall" connaît le boulodrome Jules Lenoir comme sa poche. Il estime d'ailleurs que "c'est un terrain difficile" en raison de son relief irrégulier en comparaison d'un autre terrain du centre de la Ciotat qu'il juge "plus lisse". Un détail qui compte quand on est un puriste de la pétanque.

"Mentalité de mauvais joueur"

L'après-midi suit son cours chez les participants au concours. L'ambiance est conviviale et propice à la rigolade. Après avoir réussi un lancer de boule, son compère lui lance "oh tu maronnes (ronchonnes, NDLR) plus maintenant !"

Pourtant, ce n'est pas toujours la convivialité qui caractérise la pétanque, selon Alain et Enzo qui regrettent que "l'enjeu financier l'emporte maintenant sur le plaisir du jeu". Et ils citent en exemple des parties de pétanque auxquelles ils ont assisté par le passé, et qui ont dégénéré en insultes ou en mauvaise foi "pour une mise totale d'à peine 10 euros."

Michel abonde dans ce sens. "Des mentalités de mauvais joueurs, il y en a partout et il y en a ici aussi, ça a toujours été comme ça." Mais là n'est pas l'essentiel pour le vieil homme. "Quand vous venez ici un peu quotidiennement, il y a des gens que vous aimez bien. Parfois je vois Pierre, Paul, Jacques que je connais et puis je regarde aussi des bonnes parties."

"Oh je t'ai pris comme un pointeur, pas comme un tireur !", s'exclame un participant du concours auprès de son binôme. Sur un terrain à côté, un autre déclare : "Oh je suis ferronnier, si je vois pas là (que j'ai la boule la plus proche, NDLR) c'est que je vois plus rien !" Et au milieu de ces envolées de pétanquistes, on demande à Enzo ce qu'il pense du fait que ce sport apprécié des Français n'ait pas été retenu pour les prochains JO Paris 2024.

"Je ne sais pas pourquoi ça n'a pas été retenu", répond le président de l'association Jules Lenoir. Et il se lance dans une hypothèse : "Cela peut être à cause de l'alcool ? On a toujours représenté la pétanque avec un verre de pastis." Alain a un avis plus tranché sur la question : "La pétanque c'est une discipline spéciale, elle est assez mise en valeur comme ça, on n'a pas besoin d'être aux Jeux pour être plus visibles." Pour vivre heureux vivons cachés, finalement.