Il est 9 h 15. Le soleil est radieux sur le marché de Belleville, dans l’est de Paris. Fruits, légumes et autres trésors gourmands débordent des étals. À l'entrée de la station de métro, Gauthier, 37 ans, scande avec énergie : "Votez dimanche pour le Nouveau Front populaire ! On dégage Bardella et Macron !". D'un geste assuré, le militant tend aux passants pressés des tracts portant le message de la députée Sophia Chikirou (LFI), candidate à sa réélection dans cette circonscription à cheval entre le XIe et le XXe arrondissement.
Dans cette circonscription, le socialiste Raphaël Glucksmann est arrivé en tête des élections européennes (27,1 %), devant Manon Aubry (23,8 %) et les Écologistes (15,4 %). Pour le scrutin de dimanche, l'enjeu principal dans les quartiers populaires de l’Est parisien, acquis à la gauche, réside dans "la mobilisation des électeurs", selon Gauthier. "Nous savons que les bureaux de vote à forte abstention de la 6e circonscription sont généralement très favorables à LFI. Si le taux de participation de dimanche est plus élevé qu'aux européennes, il est donc probable que l'électorat de Glucksmann soit moins surreprésenté", espère le militant.
"C'est joué d'avance"
Une passante pressée de rejoindre son RER décline le tract que Gauthier lui tend. "Je vote LFI, mais Mélenchon, c’est hors de question. On veut gagner, alors on ne choisit pas le candidat le plus clivant !" s'exclame-t-elle, agacée de voir apparaître la tête du leader insoumis sur le flyer. "Vous refusez une politique clivante alors que nous vivons déjà dans une société divisée !", rétorque Gauthier. Si Sophia Chikirou est en position de force – elle a été élue dès le premier tour en 2022 – cette proche de Jean-Luc Mélenchon reste une figure controversée depuis la parution d’enquêtes de presse, en octobre, sur de possibles malversations et sur son management critiqué.
À quelques mètres de là, un homme, béret sur la tête, accepte le tract. Lui a voté Raphaël Glucksmann le 9 juin, un choix motivé par un "désir de justice sociale". Mais aujourd’hui, Joseph, de confession juive, botte en touche : Sophia Chikirou, "parachutée par la direction du parti", ne suscite pas son enthousiasme. "C'est joué d'avance", soupire cet ingénieur des mines à la retraite, qui aurait préféré donner sa voix à une candidate qui ne soit pas "mélenchoniste" et qui "propage la haine". "Je ne dis pas que Mélenchon est antisémite," nuance-t-il, "mais il cherche des voix qui ne sont pas républicaines."
D’autres ne sont pas dissuadés par les polémiques autour de Jean-Luc Mélenchon. Malika, tirant son chariot de courses derrière elle, confie voir en lui "un leader capable de porter les voix des exclus et des oubliés", et de celles et ceux qui, comme elle, "rêvent d'un avenir meilleur pour la France." Née en Algérie, cette mère de famille a vécu "les injustices et les discriminations" dont souffrent les immigrés, ces "boucs émissaires trop souvent désignés comme responsables de tous les problèmes". Aux élections européennes, elle a porté son choix sur les écologistes, mais donnera volontiers sa voix à la candidate LFI.
Guerre des gauches
Au-delà de la candidature médiatique de Sophia Chikirou, d’autres concurrents de gauche essaient d’exister. C’est le cas d’Alain Jean Amouni, qui arrive en fin de matinée sur le marché avec son équipe de campagne. Médecin du quartier, il se présente comme une "alternative" socialiste à la députée sortante, mais sans étiquette, et compte sur son ancrage local. "J'ai senti la détresse de mes patients, habitants du quartier", déclare-t-il avec conviction, avant de serrer la main de deux patientes, venues le saluer et lui assurer de leur soutien. "Nos concitoyens ont honte de voir le PS s'allier avec le NFP et surtout avec Sophia Chikirou. Ils veulent un candidat proche des gens, quelqu'un qui les écoute, qui comprend leurs problèmes et qui agit pour eux."
Plus à l’est de Belleville, dans la 15e circonscription qui englobe une grande partie du XXe arrondissement, les enjeux ne sont pas les mêmes. L’éviction de la députée sortante Danielle Simonnet par son propre parti – au profit de Céline Verzeletti, dirigeante de la CGT – est perçue par certains habitants comme un "règlement de compte interne", confie un commerçant. Bien implantée dans le quartier – elle est conseillère municipale du XXe arrondissement depuis 2001 –, celle qui accompagne Jean-Luc Mélenchon depuis plus de 20 ans en politique, du PS au Parti de gauche, l'ancêtre de LFI, est désormais une Insoumise "dissidente".
Nora, Chilienne qui a obtenu la nationalité française il y a 30 ans, ne s’intéresse pas beaucoup aux tensions internes à la gauche en général et à LFI en particulier. Celle qui a toujours voté socialiste votera quand même pour la candidate soutenue par Jean-Luc Mélenchon. "Je m'identifie fortement à LFI car ils partagent mes valeurs de solidarité et d’aide aux plus démunis, comme moi", explique la retraitée, assise sur un banc, qui explique avoir été persécutée au Chili et contrainte de fuir la dictature militaire d'Augusto Pinochet.
Dans la même rue, Christiane passe devant les panneaux électoraux où les affiches de Danielle Simonnet et de Céline Verzeletti se font face. Qu’importe pour cette ancienne électrice de gauche qui, cette fois, glissera dans l’urne un bulletin Rassemblement national. "Je pense qu’il faut que quelqu’un reprenne la France en main. Marine Le Pen, quand elle s’exprime en public, est maladroite, mais elle n’a pas de mauvaises idées. Elle pourrait amener quelque chose de plus concret", estime cette octogénaire qui se dit "au pied du mur".
"Il faut savoir passer outre"
Au bord du canal de l’Ourcq, dans le XIXe arrondissement, les habitants du quartier profitent du soleil. Dans cette circonscription, qui contient également une partie du XVIIIe arrondissement, la députée sortante Danièle Obono est la candidate LFI du Nouveau Front populaire. Une personnalité qui ne fait pas consensus à gauche et proche de Jean-Luc Mélenchon.
Alors qu’elle promène son chien dans le quartier, Anne, scénariste de 39 ans, fait la grimace en apprenant le nom de la candidate qui représente sa circonscription. Mais elle votera néanmoins pour elle "par discipline". Si la jeune femme reconnaît la figure "repoussoir" de Jean-Luc Mélenchon, elle estime qu’"il serait insensé de ne pas voter pour des candidats LFI en raison de leur proximité avec lui".
Lina, 19 ans, en plein milieu d'une partie de molkky au bord du canal, partage le même sentiment. Étudiante en licence d'information-communication, elle a voté pour la première fois lors des européennes, pour les Verts. Aujourd'hui, face à la candidature unique du Nouveau Front populaire, Lina se sent pleinement alignée. "Cette union rassemble toutes mes valeurs. C'est vrai que Mélenchon a une grande gueule et peut intimider," reconnaît-elle, "mais il faut savoir passer outre pour empêcher la victoire du RN et de Jordan Bardella !"