
Officiellement, l’objectif du décret phare de la politique migratoire du gouvernement d'extrême droite de Giorgia Meloni était de réglementer les opérations de sauvetage de migrants menées par des ONG en mer Méditerranée.
Présenté le 2 janvier 2023, le "décret Piantedosi" - du nom de l’actuel ministre italien de l'Intérieur - prévoit l’obligation pour le capitaine du navire de l’ONG de rejoindre sans délai le port assigné au débarquement après la première opération de sauvetage.
Il se trouve que, depuis son entrée en vigueur, les ports les plus souvent assignés sont situés dans le nord de l'Italie. Une donne qui pénalise l'action humanitaire, selon Soazic Dupuy, directrice des opérations de SOS Méditerranée.
"Cela nous rajoute des jours de navigation supplémentaires, et cela impacte énormément nos missions, autant du point de vue logistique qu'économique", déplore-t-elle. "D’après nos calculs, nous avons dépensé 700 000 euros de plus en frais de carburant pour notre navire Ocean Viking depuis la mise en application de ce décret, et à cause de ces transits de plus en plus longs et lointains".

Désormais, pour pouvoir débarquer les migrants secourus en Méditerranée, l’Ocean Viking se voit systématiquement assigner des ports situés à des milliers de kilomètres des lieux de sauvetage. Par rapport à la Sicile, la région la plus méridionale de l'Italie, le trajet vers les ports du nord du pays peut nécessiter jusqu'à six jours de navigation en plus.
"C'est absurde en termes de kilomètres, d'impact sur l'environnement, mais surtout cela pénalise et ralentit nos opérations, poursuit-elle. Avec ces temps de transit rallongés, nous avons perdu au total 92 jours de navigation, soit 92 jours durant lesquels nous ne pouvons porter secours en mer."
Et d’ajouter : "On veut clairement nous éloigner des zones de sauvetage."
"Une gestion démentielle du phénomène migratoire"
En un an et demi, aucun débarquement de migrants n’a été enregistré à Palerme tandis que près de 15 000 personnes ont été débarquées dans des villes comme Carrare, Bari, Livourne, Ortona, ou Ravenne, selon le quotidien italien La Repubblica. Des villes pour la plupart administrées par des élus de gauche.
Michele de Pascale est membre du Parti démocrate (centre-gauche), la deuxième force politique du pays, et maire de Ravenne depuis 2016. Située au nord-est de la péninsule à moins de 150 kilomètres de Venise, sa ville n’avait jamais vu d’opération de débarquement de migrants avant l'arrivée au pouvoir de l'exécutif le plus à droite que l’Italie ait connu depuis la période fasciste.

"Avant le gouvernement Meloni, on n'avait jamais eu de débarquement ici, confie-t-il. Personne ne nous a avertis que le gouvernement avait décidé ce changement de stratégie et il n’y a eu aucune rencontre avec les mairies concernées, comme nous l’avions sollicité à plusieurs reprises. On nous a simplement prévenu, deux jours avant, qu’un navire de migrants devait débarquer dans notre port et on s'est mis à organiser l'accueil."
Le premier navire est arrivé le 31 décembre 2022, deux mois après l'arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, et alors qu’une bonne partie du personnel municipal était en vacances, précise Michele de Pascale.
"C'était une situation nouvelle, il fallait tout coordonner, trouver un endroit pour les faire dormir, cela a été stressant et humainement difficile, raconte le maire. Lors de ce premier débarquement, il y avait beaucoup d’enfants, notamment des filles de 12 ans qui avaient subi des violences sexuelles. Le docteur qui les a examinées m’a dit qu’il n’avait jamais vu des situations de ce genre en 30 ans de carrière."
Depuis ce premier débarquement à Ravenne, Michele De Pascale dénonce "une gestion démentielle du phénomène migratoire par le gouvernement Meloni."
Et lorsqu'on lui demande s’il se sent ciblé, en tant qu'élu de gauche, par cette politique, il répond de manière catégorique : "S'il faut accueillir ces navires on le fait volontiers, car c'est un devoir humanitaire. Je suis clairement en faveur de l'accueil des exilés dans notre pays. Mais nous voyons bien que nous sommes utilisés par ce gouvernement pour dévier les navires des ONG et laisser la Méditerranée sans surveillance. Nous contestons ce choix.'
Un défi logistique
Une douzaine de débarquements ont eu lieu à Ravenne depuis décembre 2022. "À l'arrivée de chaque navire, nous montons à bord pour distribuer des vêtements et repérer les cas qui nécessitent une prise en charge immédiate", confie Claudio Agneli, président de la Croix-Rouge de Ravenne, qui fait partie des organisations qui interviennent sur place lorsqu’il y a des débarquements.
"Au cas par cas, quand on nous prévient qu’un débarquement est imminent, on évalue nos besoins en matière de renforts, ajoute-t-il. Cela dépend du nombre de migrants qui devront être pris en charge.”

"La procédure est désormais rodée, même si c'est un défi logistique à chaque fois", indique de son côté Castrese De Rosa, le préfet de Ravenne qui organise les opérations de débarquement.
"Lorsque le ministère de l’Intérieur me communique l'arrivée prochaine d’un navire humanitaire, précise-t-il, j’échange avec la capitainerie du port, puis je convoque une réunion de coordination avec les forces de l'ordre, le personnel médical, les volontaires, les services sociaux et la police. Et enfin, la région décide où seront répartis les migrants identifiés."
La région, en l'occurrence, c’est l'Émilie-Romagne. Elle est également dirigée par un gouverneur de gauche. "Il est indéniable que la grande majorité des communes choisies pour ces débarquements lointains sont gouvernés par la gauche, même si le gouvernement peut très bien argumenter qu'il s'agit de ports importants", note Matteo Villa, analyste senior à l'Institut d’études en politique internationale (Ispi).
Une rotation "nécessaire"
Selon le préfet Castrese De Rosa, les raisons qui poussent le ministère de l’Intérieur à assigner cette ville si éloignée pour des débarquements de migrants est simple : il faut "une rotation des ports pour ne pas saturer le sud du pays". Un argument que reprend le vice-président du Conseil des ministres Antonio Tajani, membre de la coalition de droite au pouvoir, rencontré en marge d’une présentation politique à Rome.
Il nie que le gouvernement tente de cibler la gauche à travers le choix des ports pour les débarquements de migrants secourus par les ONG.
"Ce n'est pas une question de villes gérées par la gauche ou par la droite, affirme-t-il. On ne peut pas envoyer tous les immigrés qui arrivent d'Afrique dans le sud de l'Italie parce que ce serait trop lourd pour le Mezzogiorno (ndlr : ensemble des régions continentales et insulaires de l'Italie du Sud), qui, pendant des années a vécu au rythme des débarquements.” Et d'insister : "Il fallait arrêter cette dynamique et notre gouvernement l'a fait."

Le gouvernement Meloni ne semble avoir aucune intention de changer sa stratégie des ports lointains. Une stratégie mortifère, selon SOS Humanity. Cette association de sauvetage allemande affirme dans un rapport publié le 19 juin qu'en entravant la surveillance exercée en mer par les ONG, les décrets du gouvernement italien ont contribué à rendre la route migratoire de la Méditerranée plus dangereuse. Le site Missing Migrants Project estime que, depuis 2014, près de 30 000 migrants ont disparu en essayant de traverser la mer Méditerranée pour atteindre l'Europe.