En campagne pour les élections européennes du 9 juin, Jordan Bardella promet de se battre pour les intérêts du peuple français. Mais lorsqu'il siège au Parlement européen, ses actes disent plutôt l'inverse. Entre son absentéisme, ses votes contre les droits des femmes ou les aides à la transition écologique en faveur des ménages les plus précaires, et l'attention qu'il porte aux lobbies industriels, la tête de liste du Rassemblement national multiplie les contradictions.
Analyse d'un mandat lors duquel lui et ses collègues d'extrême droite auront surtout joué une "fonction tribunicienne", selon l'expression de l'eurodéputé du Rassemblement national (RN) Philippe Olivier, cité par Le Monde.
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Au Parlement européen, Jordan Bardella aux abonnés absents
Pas un débat sans qu'un adversaire politique ne rappelle à Jordan Bardella son absentéisme au Parlement européen. La tête de liste du Rassemblement national est tellement habituée à entendre cette critique que son parti a diffusé en mars sur les réseaux sociaux un visuel censé prouver le contraire, mettant en avant un taux de présence à Strasbourg de 93,95 %.
🔵 Manon Aubry affirme que @J_Bardella n'a pas fréquenté le Parlement européen au cours des cinq dernières années.
Pourtant :#VivementLe9Juin #LeGrandDébat pic.twitter.com/OIqkXj0Mxk
Un chiffre trompeur puisque celui-ci ne prend en compte que la présence de l'eurodéputé pour les séances plénières, lors desquelles les élus votent les textes et pour lesquelles leur présence est comptabilisée. Or, le travail parlementaire ne se réduit pas à ces séances. Au contraire, il s'effectue surtout en commission pour modifier les textes. Et c'est là que la présence de Jordan Bardella semble inexistante.
Contrairement aux séances plénières, pour lesquelles l'absentéisme est synonyme de sanction financière, les séances en commission ne sont pas scrutées par le Parlement européen. Mais le magazine Complément d'enquête, diffusé le 18 janvier sur France 2, a effectué ce travail : entre juillet 2019 et décembre 2023, Jordan Bardella a ainsi manqué 70 % des séances de sa commission.
Ces deux eurodéputés qui siègent dans la même commission que Jordan Bardella ne semblent pas reconnaître leur collègue…
Normal ! Il n’y met pas beaucoup les pieds et affiche un taux d’absentéisme de 70%.#ComplementDenquete #Jeudi23h #France2 pic.twitter.com/owuv8fqb6p
Par ailleurs, le député européen d'extrême droite siège à la commission des pétitions, considérée comme une commission mineure du Parlement européen – la seule à ne pas fournir de rapports législatifs –, quand ses collègues Manon Aubry, Raphaël Glucksmann, Valérie Hayer, Marie Toussaint et François-Xavier Bellamy siègent tous dans deux, voire trois commissions importantes.
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Discours à Paris et votes à Strasbourg en contradiction
Les votes des eurodéputés du Rassemblement national au Parlement européen révèlent de fortes contradictions entre les discours officiels du parti à Paris et les choix de ses élus à Strasbourg. À commencer par le soutien à l'Ukraine. Alors que Jordan Bardella répète à l'envi que le RN soutient l'Ukraine, cette posture ne s'est pas traduite dans des votes. Les députés européens du RN se sont ainsi abstenus au moment de voter les résolutions demandant la création d'un "tribunal spécial pour punir les crimes russes" (19 janvier 2023) ou sur "la nécessité d’un soutien sans faille de l’Union à l’Ukraine" (29 février 2024).
Même contradiction sur les droits des femmes, que Marine Le Pen affirmait pourtant vouloir défendre dans sa "lettre aux Françaises" du 7 mars 2022. En janvier 2020, les eurodéputés du RN ont ainsi voté contre ou se sont abstenus sur une résolution rappelant que "les revenus des femmes sont anormalement faibles par rapport à ceux des hommes dans l’Union" et invitant les États-membres à "intensifier leurs efforts pour combler définitivement (cet) écart de rémunération".
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Sujet de division au sein même du RN, l'avortement a également donné lieu à des changements de pied. Les élus RN au Parlement européen ont voté en 2021 contre une résolution condamnant la décision du Tribunal constitutionnel polonais "qui impose une interdiction quasi-totale de l'avortement" et appelant "le gouvernement polonais à garantir que plus aucune femme ne meure en Pologne en raison de cette loi restrictive". En janvier 2024 et après de longues hésitations, Marine Le Pen s'est finalement prononcée pour la constitutionnalisation de l'IVG en France.
Sur la question migratoire, alors que le RN prône une meilleure protection des frontières extérieures de l'Union européenne et que le parti a placé Fabrice Leggeri, ancien patron de Frontex, en troisième position de sa liste, ses eurodéputés ont toujours voté contre le renforcement des moyens de l'agence européenne de garde-frontières et garde-côtes. En 2015, Jean-François Jalkh, eurodéputé Front national (devenu Rassemblement national en 2018), demande d'ailleurs "la suppression de Frontex". Et en 2019, l'ensemble des eurodéputés français d'extrême droite votent contre son passage à 10 000 agents. La même année, Jordan Bardella accuse Frontex de "finance[r] des campements de migrants, notamment en Grèce, à Lesbos" et de se comporter "comme une hôtesse d'accueil pour migrants".
L'enfer est pavé de bonnes intentions : les ambitions environnementales irréalistes de l'UE vont entraîner les conditions d'une dépendance et d'une décroissance, et vont porter un coup très dur au pouvoir d'achat de millions de Français. #LEvenement pic.twitter.com/RkLrcaYqPN
— Jordan Bardella (@J_Bardella) May 23, 2024Par ailleurs, alors que Jordan Bardella affirme avoir "fait du pouvoir d'achat l'un des enjeux majeurs de [sa] campagne" et qu'il justifie ainsi son opposition au Pacte vert européen, coupable selon lui de faire payer la note de la transition climatique aux classes populaires et moyennes, lui et ses collègues eurodéputés RN ont voté en 2022 contre le Fonds social pour le climat. Celui-ci soutient pourtant les ménages souhaitant rénover leur logement, accéder à un véhicule électrique ou installer une pompe à chaleur.
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Des eurodéputés sensibles aux lobbies industriels
Les votes des députés européens du Rassemblement national montrent qu'ils ne sont pas insensibles aux argumentaires des lobbies industriels. Le cabinet de conseil Ecolobby, qui défend les intérêts d’associations ou d’entreprises du secteur environnemental, a publié un site Internet dans lequel il donne dix exemples de "convergences d'intérêts" entre certains lobbies industriels et les votes des eurodéputés RN, "au détriment de l'intérêt général et de celui des plus démunis".
Le site JeVoteLobby.fr revient notamment sur l'opposition de Jordan Bardella et de ses collègues à la taxation des superprofits. Lors du vote, en octobre 2022, de la résolution demandant à la Commission d'instaurer une "taxe sur les bénéfices exceptionnels à l’encontre des compagnies d’énergie" afin d’aider "les ménages vulnérables et les Petites et moyennes entreprises (PME), y compris grâce à des plafonds tarifaires", les eurodéputés RN se sont abstenus. Ils se sont également opposés à l'amendement visant à élargir la taxe sur les superprofits à l’ensemble des secteurs d’activités.
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Rapporteur fictif (eurodéputé en charge de négocier des compromis au nom de son groupe politique) du texte de la Politique agricole commune (PAC) au sein de la commission agriculture, l'eurodéputé RN Gilles Lebreton a déposé un amendement visant à supprimer la mention reconnaissant les enjeux environnementaux de la politique agricole commune et le principe d’une aide aux territoires défavorisés. L’amendement a finalement été rejeté "mais illustre bien que le parti qui s’affiche comme défenseur de la ruralité n’est en réalité pas le défenseur d’une politique agricole plus sociale, en faveur de davantage d’équité dans le monde agricole", relève le site créé par Ecolobby.
Les autres exemples mis en avant sont tout aussi parlants : votes en faveur des pesticides, des grandes installations agro-industrielles, de la pêche industrielle ou contre l’interdiction des emballages jetables à usage unique dans la restauration rapide, le Rassemblement national a ainsi multiplié les prises de position alignées sur les demandes des lobbies industriels.