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Pour la Russie, les Taliban afghans bientôt fréquentables ?
Moscou s’apprête à retirer les Taliban de sa liste des groupes terroristes, rapporte lundi l’agence de presse Tass. Une nouvelle étape dans un rapprochement entre la Russie de Vladimir Poutine et le mouvement fondamentaliste qui a pris le pouvoir en Afghanistan en 2021.

Pourquoi ne pas tendre la main aux Taliban ? Ce geste devrait être réalisé prochainement par la Russie qui envisage de retirer le mouvement fondamentaliste islamique, au pouvoir en Afghanistan, de sa liste des groupes terroristes.

"Les ministres de la Justice et des Affaires étrangères ont informé [le président russe] Vladimir Poutine que les Taliban pouvaient être ôtés de cette liste", a indiqué, lundi 27 mai, Zamir Kaboulov, le représentant spécial de la Russie en Afghanistan, à l’agence de presse russe Tass. Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a ajouté qu'il considérait les Taliban comme les représentants du "vrai pouvoir" en Afghanistan.

Vestige d'un autre monde

"Retirer les Taliban de la liste russe des groupes terroristes reviendrait avant tout pour Moscou à mettre en adéquation le statut légal de ce mouvement avec la manière dont le  pouvoir russe les considère aujourd'hui", explique Intigam Mamedov, expert de la politique étrangère russe et de ses relations avec les pays d’Asie centrale à l’université de Northumbria.

L'inscription des Taliban sur cette liste représente, en effet, un vestige d’un monde très différent. "C’était en 2003, lorsque Vladimir Poutine considérait que l'une des principales menaces contre son pouvoir venait de la Tchétchénie. À l'époque, les Taliban avaient reconnu l'indépendance de la Tchétchénie et il était donc logique pour le président russe de suivre l’exemple de la communauté internationale qui considérait les Taliban comme un groupe terroriste", explique Natasha Lindstaedt, spécialiste des régimes autoritaires à l’université d’Essex.

Mais depuis lors, les relations se sont considérablement réchauffées entre la Russie et le mouvement fondamentaliste. Surtout après leur retour de facto au pouvoir en 2021 et la grande offensive militaire russe en Ukraine lancée en 2022.

Avec la Chine, la Russie est l'un des très rares pays à avoir un diplomate sur place. Moscou a aussi invité les Taliban à participer au Forum économique international de Saint-Pétersbourg qui doit se tenir du 5 au 8 juin.

Des terroristes contre des terroristes ?

La volonté affichée de retirer les Taliban de la liste noire intervient aussi à un moment où le menace terroriste islamiste a refait surface en Russie. L’attentat meurtrier à Moscou du 25 mars a été revendiqué par le groupe terroriste État islamique (EI). Washington a ensuite précisé qu’il s'agissait d’une opération du groupe État islamique au Khorassan (EI-K), c'est-à-dire la branche afghane de cette nébuleuse terroriste.

Il devient donc urgent pour Moscou de s'occuper de ce problème. Car sinon, le Kremlin "pourrait difficilement prétendre que le principal danger pour la Russie vient de l'Occident”, souligne Natasha Lindstaedt.

Les autorités russes, qui ont récemment reconnu la responsabilité de l'EI, ont donc tout intérêt à ce que les Taliban s'occupent aussi activement que possible du problème EI-K. Mais "il peut sembler étrange pour Moscou de demander aux Taliban, officiellement considérés comme un groupe terroriste, de s'occuper d'un autre mouvement terroriste", remarque Intigam Mamedov.

Outre l'EI-K, les Russes et les Taliban ont un autre ennemi commun, Washington. "Ce rapprochement doit être analysé dans le contexte plus général du conflit entre Moscou et l'Occident", assure Intigam Mamedov.

"C’est l'application du vieux principe selon lequel les ennemis de mes ennemis sont mes amis", ajoute cet expert. "Depuis l’élection présidentielle controversée de 2012 et les manifestations en Russie, Vladimir Poutine, qui soupçonne l’Occident d’avoir joué un rôle dans ce mouvement de protestation, cherche de nouveaux alliés", explique Natasha Lindstaedt. Et l'isolement diplomatique de la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine a rendu cette recherche encore plus urgente.

L'Afghanistan des Taliban a l'avantage de cocher toutes les bonnes cases. Il se situe dans ce que Moscou considère comme sa sphère d’influence historique, en Asie centrale, le régime des Taliban peut, à priori, se montrer sensible au discours anti-américain porté par les Russes et le pays occupe "une situation géographique stratégique pour la Russie", assure Natasha Lindstaedt.

Une prise de choix pour les propagandistes russes

Moscou "cherche à trouver des alternatives au Canal de Suez pour le transport de son pétrole vers l'Asie", explique cette spécialiste. Un passage par l'Afghanistan offrirait une solution aux Russes. Les Taliban ont, d'ailleurs, dévoilé début mai un projet de centre logistique dans la province d’Herat [ouest de l’Afghanistan, NLDR] destiné à faciliter le transit du pétrole russe.

Faire ami-ami avec les Taliban sert aussi "le narratif de la Russie qui consiste à se présenter comme l’allié des 'pays du Sud' et une alternative aux États-Unis”, souligne Intigam Mamedov.

Là encore, l'Afghanistan représenterait une prise de choix pour la diplomatie russe. L'arrivée au pouvoir des Taliban s’est accompagnée du retrait de toutes les forces occidentales, et la Russie rêverait de pouvoir se dépeindre comme la "grande puissance" qui se tient aux côtés de l’Afghanistan.

Les propagandistes russes pourraient en profiter pour présenter ce rapprochement à la population russe comme "la preuve de la perte d’influence américaine dans cette partie du monde", explique Intigam Mamedov.

Moscou peut aussi tenter d’embarquer les Taliban dans sa guerre culturelle contre l'Occident. La Russie se présente comme "le protecteur des valeurs traditionalistes [face à la ‘décadence occidentale’, NLDR] et d’un ordre multipolaire où chaque pays aurait le droit de poursuivre le modèle de développement qui lui convient. Une rhétorique susceptible de plaire aux fondamentalistes Taliban", note Intigam Mamedov.

Des alliés de circonstance ?

Les Taliban ont aussi tout intérêt à renforcer leurs liens avec la Russie. D'abord parce que toute reconnaissance "confère une forme de légitimité à leur pouvoir aux yeux de l’opinion nationale", assure Intigam Mamedov. Et d’après les experts interrogés par France 24, tout geste, comme un éventuel retrait de la liste de groupes terroristes, est bon à prendre pour un régime qui n'est officiellement reconnu par personne. C'est un exemple qui peut ensuite pousser d'autres pays à faire de même. D'abord des états d'Asie centrale, et peut être ensuite la Chine.

Mais le retrait de la liste des groupes terroristes, pas encore acté, n'équivaut pas non plus à une reconnaissance pleine et entière de la légitimité du régime des Taliban par Moscou. "C'est un premier pas nécessaire", résume Intigam Mamedov, en estimant que la reconnaissance interviendra très probablement dans un second temps.

Natasha Lindstaedt en est moins sûre. Pour elle, les Taliban et la Russie sont des alliés de circonstance. En effet, "au-delà de la rhétorique traditionnaliste et anti-occidentale, ce sont quand même deux visions du monde très peu compatibles", assure-t-elle. Pour elle, l'exemple du traitement réservé aux femmes par les Taliban générera forcément des réticences en Russie, un pays qui connaît l'un des plus hauts taux d'éducation des femmes au monde.