Voilà des mois qu’elle était dans les tuyaux. La loi modifiant les règles de mobilisation en Ukraine entre en vigueur samedi 18 mai et devrait avoir de multiples impacts sur les citoyens qui pourraient être appelés sur le front pour défendre le pays.
Alors que la pression russe s'est accentuée sur l'Ukraine ces derniers mois – la situation est même actuellement "extrêmement difficile" dans le nord-est du pays, selon les mots de Volodymyr Zelensky –, le président ukrainien a promulgué en avril le texte visant à mobiliser plus d’hommes pour défendre les positions ukrainiennes face à la Russie.
"Cette loi élargit d’abord le corps de recrutement ukrainien", explique Guillaume Lasconjarias, historien militaire et enseignant à la Sorbonne. L'abaissement de l'âge de mobilisation de 27 à 25 ans devrait permettre de recruter mécaniquement près de 300 000 soldats supplémentaires.
La nouvelle législation permet aussi de "réorganiser fondamentalement le dispositif pour faciliter le recrutement" de soldats, ajoute Guillaume Lasconjarias. Elle impose, en effet, l’obligation pour tous les hommes entre 18 et 60 ans de s'inscrire auprès de l'armée ukrainienne et d'avoir leurs documents d'enregistrement sur eux à tout moment. Ce qui doit, selon l’exécutif ukrainien, rendre le processus de recrutement plus efficace et plus transparent.
Le texte accroît par ailleurs les sanctions pour les réfractaires à la mobilisation. Les Ukrainiens résidant à l’étranger sont notamment ciblés : ils ne peuvent désormais plus se faire délivrer de passeport ni recevoir de services consulaires sans ces documents d’enregistrement militaire. Seule la délivrance de "cartes d'identité pour rentrer en Ukraine" est maintenue pour cette catégorie d'hommes, a indiqué le 23 avril la diplomatie ukrainienne.
"Le gouvernement ukrainien racle les fonds de tiroirs et cherche à faire revenir ceux qui sont partis du pays ces dernières années", explique le général Vincent Desportes, professeur de stratégie à Sciences Po et HEC et ancien directeur de l’École de guerre. Il relève un détail non négligeable pour l’état-major ukrainien : "Ces personnes sont restées volontairement à l'étranger, donc même si elles sont finalement convoquées, elles n’auront probablement pas le même allant que des volontaires qui auront fait le choix de la mobilisation."
La controverse de la démobilisation et l'appel aux détenus
Dès sa promulgation, la nouvelle loi a suscité une controverse majeure au sujet de la démobilisation de soldats présents au front depuis le début de l'invasion russe à grande échelle, en février 2022. Depuis cette date, l’Ukraine est régie par la loi martiale, et celle-ci ne prévoit aucun mécanisme légal pour démobiliser les troupes engagées, comme le rappelle le Kyiv Post.
Une disposition devait être incluse dans la nouvelle loi de mobilisation. Elle prévoyait que les soldats ayant servi pendant trois ans – dont la moitié de ce temps dans une zone d’opérations militaires actives – pourraient être démobilisés. Mais cet amendement a finalement été rejeté en dernière minute "sur proposition de l’armée", selon le journal ukrainien.
Un projet de loi complémentaire à la nouvelle loi sur la mobilisation a été adopté le 8 mai par les députés ukrainiens – il doit encore être soumis au président du Parlement puis être signé par Volodymyr Zelensky. Ce texte prévoit que certaines catégories de prisonniers puissent aller combattre sur le front en échange d'une libération conditionnelle.
Une mesure qui n’est pas sans rappeler ce qu’a fait Moscou ces deux dernières années, notamment quand feu le chef de Wagner, Evguéni Prigojine, se rendait en 2022 dans des prisons russes pour recruter des détenus. Les profils des prisonniers libérés pour se battre sur le front étaient alors inquiétants : meurtriers, violeurs, membres de gangs violents…
Côté ukrainien, le recrutement de prisonniers sera sensiblement différent, comme l’explique le général Vincent Desportes : "Les détenus auront le choix de rester en prison ou d'aller combattre, ce ne sera pas obligatoire pour eux. D'autre part, cela ne sera proposé qu'aux profils en fin de peine [ayant moins de trois ans de prison à purger, NDLR], ce qui n'était pas le cas en Russie."
La participation de prisonniers ukrainiens sera par ailleurs soumise à conditions : même volontaires, les détenus ne pourront aller en première ligne qu’après un accord préalable des autorités militaires, basé sur un examen de l’état de santé physique et psychique.
Plusieurs profils sont exclus dans ce projet de loi, notamment les personnes condamnées pour "meurtre intentionnel", "violences sexuelles" ou encore dans des "cas graves de corruption", comme l’a détaillé le 8 mai sur X Olena Shuliak, députée à la tête du parti de Volodymyr Zelensky.
The Parliament has just supported the draft law №11079-1 on the voluntary mobilization of prisoners in the second reading by 279 votes.
Let me remind you that prisoners cannot be mobilized for crimes:
🛑 against the foundations of national security of Ukraine;
🛑 intentional…
Quelque 4 500 détenus ukrainiens sont pour l’instant prêts à s’engager sur le front en échange d’une libération conditionnelle, selon le ministère ukrainien de la Justice. Pour Guillaume Lasconjarias, cette mesure "est une solution palliative" au manque de soldats ukrainiens mobilisables. "Je ne suis pas certain que ce soit la meilleure chose que l'on puisse vendre à l’opinion publique ukrainienne en termes d'enthousiasme patriotique", estime l'expert.
"Cela envoie un mauvais signe à l'Occident"
Au-delà de la question de l'engagement des détenus en particulier et de la population ukrainienne en général, le timing de cette réforme interroge les experts contactés par France 24. Guillaume Lasconjarias voit dans le processus législatif ukrainien de ces derniers mois un "problème majeur" : "Cette loi a été débattue et est mise en application avec une certaine lenteur, au moment le plus critique pour les Ukrainiens sur le terrain. Elle est finalement trop peu ambitieuse et arrive trop tard", analyse l’historien militaire.
Même son de cloche du côté du général Vincent Desportes, qui voit dans cette nouvelle législation "une mesure nécessaire, mais qui était attendue depuis trop longtemps et qui a été prise de manière trop tardive". D’autant que, selon lui, "il va falloir des mois pour que cette loi porte ses fruits. Il va falloir d'abord recruter puis former les soldats, et ensuite les structurer en grandes unités."
Surtout, le professeur de stratégie à Sciences Po voit dans la lenteur législative de Kiev une autre controverse possible "sur la volonté de l’Ukraine de se défendre à tout prix" : "Les atermoiements sur le vote de cette loi nous montrent finalement que la volonté ukrainienne de se défendre existe, mais n'est pas totale. Cela envoie un mauvais signe à l'Occident, à qui Kiev demande de donner tout ce qu’il a – des armes, de l’argent, etc. – alors que les députés qui ont mis du temps à voter cette loi ne semblent pas tant persuadés que cela qu'il faille une mobilisation totale pour défendre l'existence de l'Ukraine."