
C’est une course électorale sans suspense pour le maître du Kremlin. Du 15 au 17 mars se tiendra, en Russie, le premier tour de l’élection présidentielle, qui devrait entériner la victoire de Vladimir Poutine pour un cinquième mandat.
Ces dernières semaines, le président russe a à nouveau fustigé l’"échec" des sanctions occidentales qui pleuvent sur son pays depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie.
"Nous avons la croissance et eux le déclin" a-t ‘il ironisé lors d’un récent discours à Moscou, comparant les performances russes à celles des pays alliés de l’Ukraine.
Après une année de récession en 2022, la Russie a enregistré une croissance soutenue en 2023, déjouant les pronostics de nombreux experts. Celle-ci a atteint 3 %, affirmait fin janvier le FMI, qui a rehaussé, en conséquence, sa prévision de croissance de l’économie russe de 1,5 à 2,6 % pour l’année 2024.
Début février, l’agence nationale de statistiques, Rosstat, a réévalué la progression de l'économie à 3,6 % pour l’année 2023.
"Il est intéressant de constater que la croissance russe a déjoué les prévisions les plus optimistes, y compris celles de ses propres institutions" souligne Igor Delanoë, directeur adjoint, Observatoire franco-russe.
Effort de guerre et revenu des hydrocarbures
Ce rebond de l’économie russe intervient dans un contexte d’accroissement massif des investissements publics, et en particulier des dépenses militaires. L’État russe a prévu de passer le budget de la défense à 120 milliards de dollars pour l’année 2024, soit une augmentation de 90 % par rapport à celui de 2021.
Outre les dépenses liées à la production d’armement, la guerre en Ukraine a dopé plusieurs secteurs industriels. C’est le cas pour la construction - avec les lignes de fortification construites par les Russes dans l'est de l'Ukraine et le sud-ouest de la Russie - ou bien encore de l’industrie manufacturière, explique Julien Vercueil, économiste spécialiste de la Russie et maître de conférences à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
"Les entreprises du complexe militaro-industriel tournent à plein régime depuis février 2022. Pour faciliter le recrutement, les travailleurs concernés ont été exemptés de mobilisation. Les salaires ont également augmenté, favorisant la consommation des ménages, qui a été l’un des moteurs de la croissance russe" analyse-t-il.
En parallèle, la Russie continue de bénéficier de la rente liée au pétrole et au gaz.
"Bien qu'en retrait par rapport à leurs sommets de 2022, les prix mondiaux des hydrocarbures sont restés élevés, ce qui a permis à la Russie, malgré les sanctions, d'engranger de fortes recettes d'exportation", souligne Julien Vercueil.
Troisième exportateur mondial de pétrole, après les États-Unis et l’Arabie saoudite, et deuxième producteur de gaz naturel, le pays a tout de même enregistré en 2023 une baisse de ses revenus issus des hydrocarbures de 24 % par rapport à l’année précédente du fait des sanctions occidentales et de la baisse des exportations vers l’Europe. La Russie table sur un retour à la normal en 2024, affirmant avoir depuis réorienté ses exportations vers la Chine et l’Inde.

Sanctions inefficaces ?
Fin février, à l’occasion du deuxième anniversaire de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, l’Union européenne, les États-Unis et le Canada ont annoncé une nouvelle salve de sanctions contre Moscou. Il s’agit de la treizième imposée par l’UE depuis février 2022. La publication quelques semaines plus tôt par le FMI des chiffres de la croissance mondiale a ravivé le débat sur l’efficacité de ces mesures.
Car si les États-Unis ont progressé de 2,5 %, la zone euro affiche une moyenne de 0,5 %, plombée par l’entrée en récession courant 2023 de sa première économie, l’Allemagne.
"La situation économique des pays européens ne peut être analysée uniquement sous le prisme de sa relation à la Russie. Mais il est vrai que la décision de couper le gaz russe a durement touché l’Allemagne, qui en était très dépendante et cela a affecté l’économie de la zone euro", analyse Igor Delanoë.
Comparés à la croissance russe, ces chiffres semblent donner raison à Vladimir Poutine lorsqu’il affirme que les sanctions font plus de mal à leurs auteurs qu’à son pays. Julien Vercueil affirme pour sa part que cette impression est trompeuse.
Les sanctions occidentales visant le système bancaire et financier russe, l’embargo sur les composants électroniques ou bien encore le plafonnage des prix d'achat du pétrole et des produits pétroliers russes "ont eu un impact significatif sur l'économie de la Russie", souligne-t-il.
"Comme toutes les sanctions économiques dans l'histoire, les sanctions occidentales ont aussi induit des comportements d'adaptation de la part des entités économiques russes touchées. Mais la Russie a été bien plus touchée par les effets immédiats des sanctions que l'Europe : on peut estimer que deux années de croissance forte ont été perdues pour la Russie et les effets des sanctions ne sont pas terminés".
Bouleversement du paysage économique
Parmi ces effets figurent l’inflation. Son taux moyen s'est élevé à 7,4 % en janvier 2024, selon Rosstat, contre 2,8 % en zone euro. Cette flambée des prix, particulièrement forte sur certains biens de consommation comme le bœuf ou le poulet, a provoqué ces derniers mois une ruée sur les œufs, dont les prix ont à leur tour explosé, forçant le gouvernement à prendre des mesures.
Sur le plan industriel, certains secteurs comme l’automobile sont toujours à l’arrêt, frappés de plein fouet par le blocage des exportations de composants électroniques. D’autres, comme l’agriculture, sont confrontés à de graves pénuries de main d’œuvre. Un problème endémique en Russie qui s’est fortement accentué depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, avec la mobilisation militaire et l’exode de plusieurs centaines de milliers de Russes.
"Au global, les chiffres de la croissance sont bien sur satisfaisants pour l’autorité russe mais celle-ci est très inégalement répartie" souligne Igor Delanoë. "Les régions qui abritent des complexes militaro-industriels se retrouvent très privilégiées. C’est le cas de Moscou, Leningrad ou bien encore des zones contiguës de l’Ukraine dans le sud-ouest, dont certaines connaissent des croissances à deux chiffres. D’autres régions industrielles sont laissées pour compte, comme Kalouga où la reprise prévue des usines automobiles par les Chinois n’est pas encore effective".
Fin février, lors de son discours annuel devant les deux chambres du Parlement, Vladimir Poutine a dévoilé sa vision pour son pays, à l’approche de la présidentielle. Il a annoncé un plan massif d’investissements, sur une durée de six ans, axé sur les infrastructures. Il a également fixé comme priorités la réduction des importations ainsi que la relance de la natalité, en berne. Enfin, il a rendu un vibrant hommage aux citoyens impliqués dans l’effort de guerre, qualifiés de "véritable élite" du pays, et promis aux soldats un accès prioritaire à la formation.
"L'État, dans cette guerre, prend pied dans de nouveaux domaines de l'économie nationale et tend à jouer un rôle plus large qu'auparavant" explique Julien Vercueil. Pour l’expert, la capacité de l'État russe à soutenir cet effort dépend de ses ressources financières, et notamment de l’évolution du prix du pétrole, mais également de l’implication de ces citoyens sur le long terme. "L'économie est certes mobilisée par l'effort de guerre, mais la production civile joue aussi un rôle dans cette mobilisation. Le soutien politique de la majorité de la population à la guerre et à son chef est un facteur important, y compris du point de vue économique".