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Allemagne : comment la Russie instrumentalise le "scandale des écoutes" sur les missiles Taurus
La divulgation vendredi par la Russie d’un enregistrement audio d’une réunion de l’armée de l’air allemande n’en finit pas de faire des vagues. C'est une aubaine pour la propagande russe qui en profite pour semer la zizanie en Allemagne et placer Berlin dans une position inconfortable vis-à-vis de ses alliés contre Moscou.

Pour Dmitri Peskov, le porte-parole de Vladimir Poutine, "c’est une nouvelle preuve de l’implication de l'Occident dans le conflit en Ukraine". L'ex-Premier ministre russe Dmitri Medvedev a même assuré que "l’Allemagne se prépare à la guerre contre la Russie". 

Le ton est décidément belliqueux à Moscou depuis la divulgation, vendredi, d’un enregistrement audio d’une réunion de hauts gradés de l’armée de l’air allemande, obtenu par le média russe RT. 

"Beau cadeau pour la propagande russe"

La conversation, qui remontait au 19 février, concernait l’éventualité de livrer des missiles de croisière Taurus à l’Ukraine. Un sujet qui envenime le débat politique en Allemagne depuis plusieurs semaines.

Cette "fuite" de discussions très sensibles au sommet de la Luftwaffe (armée de l'air allemande) a entraîné un scandale politico-militaire en Allemagne. Le gouvernement a dénoncé une opération de "guerre informationnelle" de la Russie. L'opposition, quant à elle, se désole de l'insoutenable légèreté des communications entre responsables militaires et a appelé Olaf Scholz à s'expliquer devant le Parlement.

Pendant ce temps, à Moscou, on se frotte les mains. "C’est un beau cadeau qui a été fait à la propagande russe", résume Joanna Szostek, spécialiste des médias russes à l'université de Glasgow. 

Les chaînes russes de télévision se sont empressées de diffuser une version qualifiée par les Allemands de "tronquée" de l’enregistrement et d'en discuter ad nauseam. La Bundeswehr assure que les militaires ne faisaient qu'évoquer des scénarios "hypothétiques" de livraison de missiles Taurus à l’Ukraine et ce que cela impliquait. Une hypothèse que le chancelier Olaf Scholz a exclu officiellement à plusieurs reprises.

En Russie, "cet enregistrement est surtout présenté comme la preuve que l’Allemagne se prépare à bombarder le pont de Crimée grâce à ses missiles Taurus", souligne Yevgeniy Golovchenko, spécialiste de la désinformation russe à l’université de Copenhague.

Les militaires allemands se demandent si leurs missiles pourraient servir à détruire "le pont" (sans préciser lequel) sur la version de l’enregistrement mise en ligne par les médias russe. Une aubaine pour les propagandistes russes qui "présentent ça comme la préparation d’une attaque de l'Occident contre une cible civile dans un territoire contrôlé par la Russie”, explique Joanna Szostek.

Le retour des méchants Allemands

Le pont de Crimée a une forte valeur symbolique pour les Russes. “Il est souvent dépeint par Moscou comme la preuve de l’effet positif de la politique russe pour la population en Crimée [depuis l’annexion de la péninsule en 2014, NDLR], qui dispose ainsi d’une liaison directe avec le reste de la Russie. Preuve de l’importance de ce pont : Vladimir Poutine en personne l'avait traversé en mai 2018 lors de son inauguration”, rappelle Joanna Szostek. 

Le détruire serait ainsi un coup dur pour la population civile. "Les médias russes ont même publié des articles soutenant qu'un bombardement allemand contre le pont serait une violation du droit humanitaire", note Yevgeniy Golovchenko.

Au-delà de l’exemple du pont, toute la médiatisation autour de la divulgation de cet extrait audio "entre aussi parfaitement dans la propagande russe consistant à comparer la guerre en Ukraine à la Grande Guerre patriotique contre les nazis", estime Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow.

Comme en 1941, les Allemands sont les agresseurs. Et ils viennent, en outre, à la rescousse des "nazis qui gouvernent l'Ukraine", pour reprendre la terminologie de la propagande russe. De quoi suggérer à la population russe que la cause du conflit en Ukraine est juste… tout comme pendant la Seconde Guerre mondiale.

Cette affaire est aussi un nouvel exemple des efforts russes pour viser l’Allemagne. Berlin a été désigné aussi bien par les instances européennes que par des organismes de surveillance de la désinformation comme la "cible prioritaire" en Europe des opérations russe de désinformation depuis des années. Une tendance qui a perduré après le début en 2022 de la grande offensive russe en Ukraine

"L'Allemagne, maillon faible"

"L'Allemagne est une sorte de maillon faible en Europe aux yeux de Moscou. Ce serait le pays où le terrain est le plus fertile pour sa propagande", soutient Yevgeniy Golovchenko. Pour Joanna Szostek, c’est dû à la présence d'une forte communauté de près de 3,5 millions de russophones, mais aussi d’une tradition pacifiste et de "l'héritage de l’Ostpolitik [politique d’ouverture vers la Russie initiée à la fin des années 1960, NDLR]". Autant d’éléments qui font que la graine de la zizanie, plantée par les opérations de propagande russe, est davantage susceptible de diviser l’Allemagne qu'un autre pays. 

Ce serait d’autant plus important pour Moscou que "la puissance économique et militaire allemande peut être d'un grand secours pour Kiev, et il faut donc tout faire pour que le pays soit le moins uni possible dans son soutien à l’Ukraine", ajoute Yevgeniy Golovchenko.

En l’occurrence, la divulgation par la Russie de cette réunion "est une mauvaise nouvelle pour l’Ukraine qui espérait recevoir des missiles allemands", estime Huseyn Aliyev. Selon cet expert, cette affaire va renforcer pour un certain temps "la détermination allemande à ne pas livrer de Taurus", affirme-t-il. Si Berlin venait à changer d'avis sur ces missiles, Moscou aurait beau jeu de dénoncer le double langage allemand en assurant que l’enregistrement prouverait que l’Allemagne avait toujours prévu de livrer des Taurus.

Car l’un des buts de cette opération est "de montrer aux Russes que l'Allemagne, et par extension les pays de l'Otan, sont des hypocrites et qu'il ne faut pas croire ce qu’ils disent", souligne Joanna Szostek. 

Pour les experts interrogés par France 24, cette affaire a un effet bonus pour Moscou : elle sème le doute entre les pays occidentaux et l'Ukraine. Elle embarrasse les militaires allemands en posant "la question de la sécurité des informations qui leur sont transmises”, assure Huseyn Aliyev. Là encore, "c’est décourageant pour l’Ukraine" car ils peuvent se demander à quel point les informations militaires qu’ils ont pu partager ont été interceptées par les espions russes.