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Une "ligne rouge" : la presse américaine fait bloc contre le Pentagone
Aux États-Unis, les grands médias – y compris certains pro-Trump – dénoncent d’une seule voix la nouvelle politique du Pentagone, imposant un contrôle préalable sur les informations diffusées. Une fronde sans précédent contre l’administration Trump, accusée de vouloir transformer les journalistes en relais du pouvoir militaire. 
Des journalistes interrogent le porte-parole du Pentagone, Sean Parnell, lors d'une rare conférence de presse le 2 juillet 2025 à Washington. © Mark Schiefelbein, AP

Dans l'espace presse du Pentagone, les cartons s'empilent. Des journalistes vident leurs bureaux, parfois occupés depuis plusieurs décennies. L'atmosphère est lourde, teintée d'incrédulité. "Tout le monde est uni, mais déçu d'en être arrivé là", glisse l'un d'eux sous couvert d'anonymat

Comme lui, une centaine de journalistes doivent rendre leurs accréditations, mercredi 15 octobre, après avoir refusé de signer la nouvelle politique du ministère de la Défense - rebaptisé "ministère de la Guerre" par l'administration Trump. Le document de 21 pages impose désormais aux médias de ne plus solliciter ni publier certaines informations sans autorisation explicite.  

"Conditionner l'accès à l'information à une validation préalable, c'est franchir une ligne rouge : cela reviendrait à faire des journalistes des porte-paroles de l'armée", estime Jérôme Viala-Gaudefroy, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et spécialiste des États-Unis. "C'est une forme de censure préalable, totalement étrangère à l'esprit américain." 

Une analyse partagée par Tom Bowman, journaliste à NPR, qui rend son accréditation après 28 ans passés dans les couloirs du Pentagone. "Signer ce document ferait de nous des sténographes récitant les communiqués officiels, pas des contre-pouvoirs", résume-t-il dans un éditorial. 

"Un front commun rarissime" 

 À l'échéance fixée par le ministère, un seul média avait accepté de signer : la chaîne d'extrême droite One America News, d'après le New York Magazine. Face à elle, une quarantaine d'organes de presse - dont le New York Times, l'AFP ou des médias conservateurs comme Newsmax ou Fox News- ont opposé un refus unanime.  

"C'est un front commun rarissime : cela dit combien la presse américaine se pense encore comme un véritable quatrième pouvoir", analyse Julien Giry, politologue spécialiste des États-Unis à l'université de Tours. "Cette idée de la liberté absolue de la presse de se présenter comme une espèce de corps collectif persiste." 

Fox News, pourtant fidèle relais du trumpisme, a rejoint la fronde. Aux côtés d'ABC, CBS, NBC et CNN, la chaîne ultra-conservatrice a signé un communiqué réaffirmant sa volonté de "défendre les principes d'une presse libre et indépendante". Dès fin septembre, Jonathan Turley, collaborateur de la chaîne, avait déjà mis en garde contre les potentielles conséquences "dévastatrices" de cette mesure. 

Un symbole fort, alors que le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, est lui-même un ancien animateur de Fox News. Proche de Donald Trump, il a depuis son arrivée au Pentagone multiplié les attaques contre les médias. Impliqué dans une fuite de plans militaires sensible sur la messagerie Signal révélée par la presse, il assume sa ligne dure : "C'est du bon sens, Monsieur le Président. Nous veillons à ce que la sécurité nationale soit respectée et nous sommes fiers de cette politique", a-t-il déclaré face à Donald Trump mardi lors d'un point presse. 

"Un marqueur de l'appareil autoritaire classique" 

Cette posture illustre la méfiance grandissante entre l'administration Trump et la presse. Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, l'accès au Pentagone s'est drastiquement réduit : huit grands médias - dont CNN et le Washington Post - ont déjà été expulsés de leurs bureaux, les conférences de presse se raréfient, et chaque déplacement dans le bâtiment est désormais escorté dans des zones limitées. 

Une rupture nette avec la tradition de transparence qui faisait du Pentagone l'un des départements les plus ouverts aux journalistes. Privés d'accès, les journalistes craignent désormais que le Pentagone ne communique plus que par vidéos promotionnelles et posts sur X, relayés par des commentateurs acquis à la cause présidentielle. "Personne ne devrait croire que cela soit suffisant", alerte le journaliste de NPR Tom Bowman. 

Au-delà du symbole, ces nouvelles restrictions pourraient exposer les journalistes à des poursuites judiciaires. En assimilant la recherche d'informations non approuvées à une menace pour la sécurité nationale, le texte ouvre la voie à des accusations fondées sur l'Espionage Act, selon un avocat cité par Reuters

Une "ligne rouge" : la presse américaine fait bloc contre le Pentagone
Le Pentagone vu du ciel à Washington, aux États-Unis, le 3 mars 2022. © Joshua Roberts, Reuters

Pour de nombreux observateurs, cette offensive marque une étape supplémentaire dans la stratégie de contrôle de l'information. "Le problème, ce n'est pas seulement que les journalistes perdent l'accès au Pentagone ; c'est que l'État refuse désormais de se soumettre à la transparence démocratique", avertit Julien Giry. "Museler la presse, c'est un marqueur de l'appareil autoritaire classique. Cela fait partie de la stratégie de Trump d'essayer de reprendre la main de façon quasi-autoritaire, à un peu plus d'un an des élections de mi-mandat."  

Une "instrumentalisation générale de l'État"

Et le président ne se limite pas au Pentagone. Fin septembre, il a évoqué la possibilité de sanctionner des chaînes de télévision pour leur "couverture négative" : "97 % [des grandes chaînes américaines] sont contre moi", avait-il déploré. Ces derniers mois, le bras de fer s'est étendu : poursuites contre ABC News, CBS News, le New York Times et le Wall Street Journal, tentatives de démantèlement des médias publics américains à l'étranger, ou exclusion de l'Associated Press de certains événements présidentiels. 

Dans le même temps, son allié, le multimilliardaire Larry Ellison, proche de l'extrême droite, étend son influence en bâtissant un empire médiatique favorable au président, en tentant de prendre le contrôle de CBS, CNN, HBO ou encore TikTok.

"La volonté de contrôle de cette administration relève d'une forme de totalitarisme. Trump veut faire taire les médias sur l'armée, mais aussi sur tout ce qui contredit son récit. Il y a une instrumentalisation générale de l'État - de la justice, des fonds publics, de l'armée - pour servir un objectif unique : rester au pouvoir", conclut Jérôme Viala-Gaudefroy.