Placé sous le signe de la lutte contre l’antisémitisme par l’Élysée, l’hommage national aux 42 victimes franco-israéliennes de l’attaque du Hamas du 7 octobre, prévu mercredi 7 février, illustre parfaitement un basculement politique à l’œuvre depuis au moins deux ans : la mise au ban de La France insoumise (LFI) de "l’arc républicain" en lieu et place du Rassemblement national (RN).
Cinq familles de victimes ont écrit à Emmanuel Macron, fin janvier, pour lui demander d’interdire la présence d’élus LFI à l’hommage national. Elles accusent le parti politique "d’absence de respect, de relativisme et de négationnisme" depuis l’attaque qui a fait 1 140 morts en Israël et estiment qu’il porte "une très lourde responsabilité dans l’explosion de la judéophobie" en France – les actes d’antisémitisme ont bondi en France depuis le 7 octobre, pour atteindre un total de 1 646 actes recensés en 2023, contre 436 en 2022.
La France insoumise continue ainsi de payer ses prises de position controversées, y compris au sein de la gauche, sur les attaques du 7 octobre. Les responsables de LFI s'étaient distingués en refusant de qualifier le Hamas de groupe "terroriste", préférant parler de "crimes de guerre" pour décrire les nombreux massacres de civils. La volonté des insoumis de remettre l'attaque du 7 octobre dans le cadre d'un conflit colonial de plusieurs décennies, au moment où une partie de la classe politique affichait un soutien "inconditionnel" à Israël, avait valu à LFI des accusations d'apologie du terrorisme et d'antisémitisme. Les insoumis avaient également refusé de prendre part à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre au motif qu’ils refusaient de participer à une manifestation au côté du Rassemblement national.
Les dirigeants du parti ont cependant annoncé leur volonté de participer à l'hommage national aux Invalides. Le député et coordinateur du mouvement, Manuel Bompard, a jugé, dimanche 4 février sur BFMTV, "normal que la nation rende hommage à des victimes", disant "partager" la "peine" et le "chagrin" des familles, sans "volonté de mélanger un hommage national à un moment de politique".
Il est normal que la France rende hommage aux 42 victimes françaises du Hamas.
Nous partageons leur peine et leur chagrin et nous souhaitons leur rendre hommage.
Nous ne transformerons pas un moment de recueillement en un moment de polémique politicienne et nous espérons qu'il… pic.twitter.com/VWdz3Kd5dv
Plusieurs responsables politiques n’ont toutefois pas hésité à reprendre à leur compte les demandes exprimées par ces familles de victimes, repoussant une nouvelle fois LFI en dehors du fameux "arc républicain" souvent invoqué par Emmanuel Macron.
"Est-ce que la France insoumise n'a que pour seule compétence l'indécence et l’insolence ? Oui, et encore oui. Ils passent leur temps à faire de la provocation sans solution et du buzz médiatique pour servir une seule chose: leur ego", a fustigé la porte-parole du gouvernement Prisca Thevenot, dimanche 4 février, sur LCI.
"La décence voudrait qu’ils ne soient pas là. Légalement, on ne peut pas les empêcher d’être là, mais leur conscience pourrait peut-être leur dicter de ne pas être là et tout simplement de respecter les volontés des familles", a affirmé pour sa part la ministre déléguée à l’Égalité entre les femmes et les hommes et à la lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, le 31 janvier, sur LCI.
💬 "41 français ont été assassinés par des terroristes islamistes le 7 octobre dernier en Israël.
Que LFI interroge sa conscience : les familles ne veulent pas de leur présence. La décence devrait les conduire à y renoncer et à respecter le deuil des familles.
📺 @LCI pic.twitter.com/2oVFHDlU8q
Le président Les Républicains de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, s’en est pris lui aussi à LFI. "Quelle honte ! Moralement, ils feraient bien de ne pas venir, par respect pour les victimes et par respect pour les familles", s’est-il indigné, accusant lui aussi les représentants de LFI d'avoir "toujours, par leurs actes, favorisé la montée de l'antisémitisme en France".
"Un historique de déclarations plus ou moins ambiguës"
Pour l’historien Robert Hirsch, auteur du livre "La gauche et les juifs" (Le bord de l’eau, 2022), La France insoumise n’est pas un parti antisémite, mais cultive l’ambiguïté. "Une partie de la gauche, dont fait partie LFI, a eu tendance ces dernières années à minorer le problème de l’antisémitisme en France. À cela s’ajoute une incompréhension chez LFI de l’importance de l’attaque du 7 octobre pour les juifs, qui représente le plus important massacre de juifs depuis la Seconde Guerre mondiale. La réaction de Jean-Luc Mélenchon manquait de compassion pour les victimes israéliennes. Elle est en plus venue s’ajouter à un historique de déclarations plus ou moins ambiguës qui creusent la distanciation entre une partie de la communauté juive et LFI."
Ainsi, en juillet 2020, sur BFMTV, à la question : "Les forces de l’ordre doivent-elles être comme Jésus sur la croix qui ne réplique pas ?", Jean-Luc Mélenchon répond en mentionnant le stéréotype du peuple juif déicide : "Je ne sais pas si Jésus était sur la croix, mais je sais que, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes qui l’y ont mis."
Plus récemment, le 22 octobre, après un rassemblement de soutien à Paris au peuple palestinien alors qu’au même moment, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, effectue un voyage en Israël, Jean-Luc Mélenchon écrit sur X : "Voici la France. Pendant ce temps, Madame Braun-Pivet campe à Tel-Aviv pour encourager le massacre. Pas au nom du peuple français !"
Voici la France. Pendant ce temps Madame Braun-Pivet campe à Tel Aviv pour encourager le massacre. Pas au nom du peuple français ! pic.twitter.com/ruxMujq14k
— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) October 22, 2023Un message accusé de véhiculer le stéréotype de l’anti-France ou du "parti de l’étranger". "Le verbe 'camper' est un terme qui a été utilisé classiquement, y compris dans les années 1930, par toute une littérature antijuive qui accusait les juifs de 'camper' dans les pays où ils s’installaient sans trop d’égard pour le pays en question", explique alors à l’AFP le politologue et spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus.
Jean-Luc Mélenchon et les leaders insoumis contestent régulièrement les accusations d’antisémitisme dont ils sont la cible et dénoncent une "police des mots". "On se retrouve dans une situation où on doit se défendre de ce qu’on n’est pas, et ce n’est pas simple. Il n’y a pourtant qu’à nous écouter, a encore répondu Mathilde Panot, le 13 janvier, à Mediapart. Quand on se fait chasser de la marche pour Mireille Knoll en 2018, Jean-Luc Mélenchon dit : 'Que chaque juif sache qu’il est sous la protection de la communauté nationale, voilà ce qui est important'."
"Une manœuvre politicienne qui consiste à diaboliser LFI"
Si aucun membre de LFI n’a jamais été condamné par la justice pour antisémitisme, à l'inverse des membres du Rassemblement national, ou si les mots utilisés ne renvoient pas forcément à l’antisémitisme de façon explicite, la répétition de ce type de déclaration laissant place au doute permet aux opposants des insoumis d’en profiter politiquement.
"À l’évidence, sur la présence de LFI à l’hommage national, il y a une manœuvre politicienne qui consiste à diaboliser LFI", juge l’historien Robert Hirsch, qui met en miroir les prises de position anti-LFI des derniers jours avec la mansuétude dont a bénéficié le Rassemblement national lors de sa participation à la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre.
À l’époque, peu de voix, en dehors des partis de gauche, s’étaient élevées pour dénoncer la présence à cette marche du RN, parti historiquement antisémite. L’ancien Premier ministre Édouard Philippe avait même déclaré ne pas faire "le tri des bonnes volontés qui veulent lutter contre l’antisémitisme".
Les propres errances de LFI couplées à la stratégie de diabolisation dont elle est la cible ont un impact sur l'opinion. La France insoumise est désormais jugée plus néfaste pour la démocratie que le Rassemblement national. Un basculement politique qu'illustre l’enquête "Fractures françaises", publiée en octobre 2023 par Ipsos / Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne : 57 % des Français interrogés jugeaient le parti La France insoumise dangereux pour la démocratie, contre 52 % pour le Rassemblement national.
📹 On assiste au coming-out antisioniste et quasiment antisémite de la France Insoumise.
Les tweets de Jean-Luc Mélenchon sont connotés et activent tous les codes d'un antisémitisme crasse. #LeGrandJury pic.twitter.com/iEzOcatje6
Résultat : désormais les membres du RN se permettent d’accuser LFI d’antisémitisme. La France insoumise "active tous les codes d’un antisémitisme le plus crasse", affirmait le député Sébastien Chenu, le 5 novembre, sur RTL. Le même jour, son collègue et porte-parole du RN, Laurent Jacobelli, déclarait sur franceinfo : "Il y a aujourd'hui des élus de la République qui ne cachent presque plus leur antisémitisme, je parle de La France insoumise."
"Il y a une forme de légitimation du RN qui s’opère quand, dans le même temps, on jette l’opprobre sur LFI", analyse Robert Hirsch, regrettant "un basculement extrêmement dangereux qui ouvre la voie au RN pour 2027".