Cet article avait initialement été publié en janvier 2023, à l'annonce de la nomination de Sultan al-Jaber comme président de la COP28.
La COP28 s'est ouverte jeudi 30 novembre à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Pendant deux semaines, aux portes du désert, le site de l'Exposition universelle de 2020 devient le cœur battant de la diplomatie climatique. Au total, plus de 70 000 personnes sont attendues, une affluence inédite.
Pourtant, depuis plusieurs mois, le choix des Émirats – une pétromonarchie qui se classe au rang de septième producteur mondial de pétrole – comme pays hôte de ce grand raout interroge et inquiète les défenseurs de l'environnement alors que la combustion de pétrole, gaz ou charbon représente plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Une inquiétude renforcée par l'annonce, en janvier, de la nomination de Sultan al-Jaber, PDG de la compagnie nationale pétrolière Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc) comme président de la COP.
C'est ainsi la première fois que le président d’un groupe pétrolier exerce une telle responsabilité dans les négociations sur le climat. "Cela nous a beaucoup déçus et nous sommes très inquiets du bon déroulement de cette COP", réagissait en janvier 2023 Marine Pouget, en charge des questions internationales à l'ONG Action réseau climat. "D'autant plus que la COP28 devait être cruciale. Il s'agissait de la première 'COP bilan mondiale', censée évaluée les engagements climatiques des pays."
Des énergies fossiles aux énergies renouvelables
Pourtant, du côté des Émirats arabes unis, l'ambition affichée est claire : faire de cette COP28 une COP aussi historique que celle de Paris en 2015, et s'afficher ainsi comme un bon élève du climat dans la région.
Si le pays est le sixième plus gros émetteurs de CO2 par habitant de la planète, avec 22 tonnes par an et par personne – se plaçant juste derrière le Qatar, le Koweït et Brunei selon le Global Carbon Project –, il tente depuis plusieurs années de se défaire de son image de gros pollueur. Il était ainsi, par exemple, le premier pays du Golfe à annoncer vouloir atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Une promesse qui, pour être tenue, nécessiterait de descendre à deux tonnes d’émission de gaz à effet de serre par personne.
Et malgré les polémiques qu'a suscité sa nomination, Sultan Ahmed al-Jaber apparaissait comme le candidat idéal pour porter les ambitions d'Abu Dhabi. À 50 ans, c'est un habitué des négociations climatiques : envoyé spécial des Émirats pour le climat, un poste qu'il avait déjà occupé entre 2010 et 2016, il était à la tête de la délégation de son pays à la COP26 à Glasgow, et à la COP27 à Charm el-Cheikh. En 2009, il avait aussi été nommé au sein du groupe consultatif sur l'énergie et le changement climatique à l'ONU par le secrétaire général de l'époque, Ban Ki-moon.
Mais surtout, il est le visage du développement des énergies renouvelables dans le pays. Il a fondé en 2006 Masdar, une entreprise spécialisée sur la question, à l'initiative, notamment, de Masdar City, une zone urbaine verte située à Abu Dhabi. Une ville qui accueille, par ailleurs, depuis quelques années le siège de l'Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena). En 2012, ce projet faramineux a valu à Sultan Ahmed al-Jaber d'être désigné "champion de la Terre" par l'ONU dans la catégorie "vision entrepreneuriale".
"Les Émirats arabes unis ont compris assez tôt la nécessité de diversifier leur économie. Ils savent que leurs ressources en pétrole ne sont pas infinies", explique Alexandre Kazerouni, chercheur à l'École normale supérieure, spécialiste du Golfe et auteur de l'ouvrage "Le Miroir des cheikhs" (éd. PUF)."D'autant plus que, outre ses exportations, le pays est lui-même un gros consommateur d'énergies fossiles. Ses habitants, par exemple, ont beaucoup de mal à se passer de l'air conditionné."
Le réchauffement climatique est pourtant un sujet particulièrement important pour ce pays désertique : selon une étude publiée en 2021, certaines régions du Golfe, où les températures frôlent parfois les 50°C en été, pourraient devenir invivables d'ici la fin du siècle.
Un rayonnement international
"Au-delà de la question écologique, l'enjeu pour le gouvernement émirati est avant tout financier. C'est aussi une occasion d'accroître le rayonnement international du pays", continue Alexandre Kazerouni. "D'ailleurs, ce développement des énergies renouvelables n'a pas commencé n'importe quand : il a été concomitant avec l'installation du Louvre Abu Dhabi, de l'annexe de l'université française de la Sorbonne et du circuit international de Formule 1. De la culture, de l'enseignement, du sport et de l'environnement... Autant de leviers pour rapprocher le pays de ses partenaires occidentaux malgré les divergences politiques."
Et le pari semble en bonne voie de réussir. Selon le quotidien Les Échos, Masdar, qui s'est depuis imposé comme le fer de lance de la stratégie des Émirats pour leur transition énergétique, opère aujourd'hui dans une quarantaine de pays pour des projets d'une valeur totale de plus de 18 milliards d'euros. À elle seule, l'entreprise produit actuellement 20 gigawatts d'électricité verte, avec l'ambition de porter ce chiffre à 100 avant 2030. Fin décembre, elle a par ailleurs annoncé un partenariat avec le géant gazier allemand Uniper pour la construction, aux Émirats arabes unis, d'une usine à hydrogène vert, produit à partir d'eau et d'électricité issue d'énergies renouvelables.
En juin 2022, le Wall Street Journal notait ainsi le paradoxe en cours dans la pétromonarchie, qui reste le septième producteur mondial de pétrole. "L'investisseur le plus en vogue dans les énergies renouvelables est un grand producteur de pétrole", titrait-il.
"Le futur arrive, mais il n’est pas encore là"
Sultan Ahmed al-Jaber symbolise ainsi toute la contradiction en œuvre dans ce pays, qui enclenche une transition énergétique mais qui reste très dépendant des énergies fossiles. Alors qu'un tiers du PIB du royaume provient toujours des hydrocarbures, les Émirats arabes unis refusent catégoriquement de diminuer leur production d'énergies fossiles et appellent à en sortir "progressivement". Pour "répondre à la demande mondiale", ils comptent encore augmenter leur capacité de production de pétrole brut de 3,5 millions de barils par jour à 5 millions en 2030, selon l'Agence américaine d'information sur l'énergie.
En ouverture d'une conférence pétrolière annuelle en 2021, Sultan Ahmed al-Jaber avait ainsi prôné le "pragmatisme", insistant pour "investir 600 milliards de dollars tous les ans dans le pétrole jusqu’en 2030, pour satisfaire la demande mondiale attendue". "Oui, les énergies renouvelables se développent rapidement. Mais le gaz et le pétrole restent les plus grandes énergies du mix énergétique et le seront pendant des décennies. Le futur arrive, mais il n’est pas encore là. On ne peut pas tout simplement débrancher le système d’aujourd’hui", insistait-il.
À l'approche de la COP, Sultan al-Jaber a cependant fait évoluer son discours, parvenant progressivement si ce n'est à convaincre, au minimum à améliorer son image auprès d'une partie de ses détracteurs. "Il est très direct, à l'écoute", confie ainsi à l'AFP Harjeet Singh, vétéran des COP, qui parle au nom de l'incontournable Climate Action Network (un réseau de 1 900 organisations), pourtant bien conscient de complimenter un dirigeant pétrolier. Un premier tournant s'est produit à Bonn, en Allemagne, en juin, lorsque Sultan Al-Jaber a ouvertement qualifié la réduction des énergies fossiles d'"inévitable". Des propos rarement tenus parmi les dirigeants dans les COP, et que peu attendait de la part d'un responsable du Golfe.
Des propos réitérés jeudi 30 novembre en ouverture de la COP28. "Nous devons faire en sorte d'inclure le rôle des combustibles fossiles. Je sais qu'il existe des opinions fortes sur l'idée d'inclure des formules sur les énergies fossiles et renouvelables dans le texte négocié", a-t-il insisté.
Reste à savoir s'il saura manœuvrer pour faire adopter un texte ambitieux par les près de 200 États participant à la COP28. Des dizaines de pays ont déjà annoncé vouloir y faire figurer un appel explicite à réduire les fossiles, ce qu'aucune COP n'a jamais réussi.