Un partenaire commercial clé et stratégique dans les domaines du nucléaire et de l’aéronautique et un allié de poids contre la Chine dans l’Indo-Pacifique : depuis plusieurs années, New Delhi est présenté comme un interlocuteur de marque pour Paris, décidé à courtiser la première puissance démographique mondiale et leader du Sud global.
Arrivé jeudi 25 janvier en Inde, Emmanuel Macron poursuit cette offensive de charme tricolore entamée sous la présidence de Jacques Chirac. Avec cette visite de deux jours, l’Élysée assure vouloir "consolider et approfondir les relations diplomatiques et économiques franco-indiennes" avec, au menu, la signature de nouveaux contrats dans le domaine de la défense ou encore le déblocage des négociations difficiles sur la vente de six réacteurs nucléaires de type EPR.
Dans ce contexte, les persécutions des minorités, la dérive illibérale de "la plus grande démocratie du monde" ou encore l’intense répression des journalistes sont reléguées au second plan, voire totalement ignorées, comme lors de la visite controversée de l'an dernier du Premier ministre Narendra Modi en France, à l’occasion du défilé du 14-Juillet.
Interrogé par le Huffington Post, l’entourage du président de la République botte en touche, assurant que ce n'est pas à la France de "juger de l’évolution démocratique" de l’Inde, dès lors qu’elle "respecte ses engagements internationaux".
"Le géant diplomatique, c'est l'Inde"
"Il y a une asymétrie fondamentale qui s’est créée entre l'Inde et la France", estime Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’Iris et spécialiste de l'Inde. "La France pense être capable d'établir un partenariat équilibré, mais en réalité elle ne peut plus rien dire sur les droits humains car aujourd’hui, le géant diplomatique, c'est l'Inde."
En vertu de sa diplomatie de non-alignement, l'Inde, membre fondateur des Brics mais invitée du G7, joue sur plusieurs tableaux, entretenant des relations étroites avec la Russie, son premier fournisseur d'armes, tout en restant l'alliée de la France et des États-Unis.
Pour ce voyage, Emmanuel Macron joue d'ailleurs les doublures de Joe Biden, le premier choix du gouvernement indien pour assister au Republic Day, le 26 janvier, l'une des trois fêtes nationales de l'Inde. En décembre dernier, le président américain avait finalement décliné l’invitation. Un geste interprété comme une protestation après la tentative d’assassinat d’un militant séparatiste sikh sur le sol des États-Unis, alors qu’une affaire similaire avait déclenché un incident diplomatique avec le Canada quelques semaines plus tôt.
Jean-Joseph Boillot y voit une nouvelle preuve de la "duplicité" de l’Inde, qui affiche une image moderne sur la scène internationale tout en menant une politique intérieure violemment nationaliste et répressive. Une ambivalence qu’Emmanuel Macron pourra difficilement ignorer lors de cette visite, alors qu’une affaire jette une ombre sur les relations bilatérales : la menace d'expulsion de Vanessa Dougnac, une journaliste française installée en Inde depuis plus de 20 ans et dont les articles ont déplu au gouvernement indien. Les autorités lui reprochent notamment une couverture "malveillante" de l’actualité.
Inde: A la veille de la visite officielle de @EmmanuelMacron RSF demande aux autorités indiennes de ne pas expulser Vanessa Dougnac, #journaliste française établie dans le pays depuis plus de 20 ans. https://t.co/BQ3WeXvdtb pic.twitter.com/nRWyipT8an
— RSF (@RSF_inter) January 24, 2024Le dossier de cette journaliste, correspondante pour La Croix et Le Point, a été évoqué par le Quai d’Orsay auprès de la diplomatie indienne, qui se montre pour le moment inflexible. Une situation qui illustre les difficultés grandissantes des correspondants étrangers à travailler dans le pays.
"La France a beau vouloir mener une diplomatie réaliste, que l'Inde fasse cela à deux jours de la visite d'Emmanuel Macron, c'est une provocation. On voit bien que les choses s'aggravent très nettement à la fois sur le plan des droits humains et sur le plan de la liberté de la presse, avec des journalistes indiens qui sont de plus en plus dans une position d'autocensure pour éviter de perdre leur travail ou de subir des menaces physiques", assure Jean-Joseph Boillot.
Ces dernières années, l’Inde a totalement dévissé dans le classement de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières et se classe désormais 161e sur 180 pays, perdant onze places entre 2022 et 2023.
Narendra Modi en campagne électorale
Emmanuel Macron arrive également en Inde dans un contexte tendu après l'inauguration lundi en grande pompe d’un temple hindou construit sur les ruines d’une mosquée détruite par des fondamentalistes, en 1992, à Ayodhya, dans l'État de l'Uttar Pradesh. Une initiative perçue comme la volonté du gouvernement nationaliste de faire de l'Inde laïque une nation hindoue au détriment des autres religions, notamment l'islam, la deuxième religion du pays avec plus de 170 millions de pratiquants.
Depuis 2014 et l'arrivée au pouvoir du parti BJP de Narendra Modi, des responsables politiques hindous, la religion de 80 % de la population, ont multiplié les lois et politiques discriminatoires ou porté des discours haineux contre les minorités religieuses, allant même jusqu'à organiser une campagne contre les mariages mixtes entre hindous et musulmans.
Si la relation avec l'Inde est nécessaire pour contrer la Chine et conserver un allié dans une période de forte défiance des pays du Sud vis-à-vis de l'Occident, ce partenariat stratégique ne peut plus se faire "à n'importe quel prix", juge Jean-Joseph Boillot. "D'autant que la France, malgré des contrats signés par Thalès, Dassault ou EDF, est seulement un partenaire commercial secondaire pour l'Inde, qui reste très protectionniste" de son économie.
À l'avant-veille de la visite du président français, l'ONG Human Rights Watch a exhorté Emmanuel Macron à aborder les sujets qui fâchent avec le Premier ministre indien.
"Si les alliés et les partenaires stratégiques de l'Inde, comme la France, ne font pas clairement comprendre au gouvernement de Modi que les violations des droits auront des conséquences sur les relations bilatérales de l’Inde et sur son rôle sur la scène internationale, la répression et l'autoritarisme ne cesseront de croître en Inde", a fait valoir l'ONG dans un communiqué.
Un appel qui a peu de chances d'être entendu alors que Narendra Modi vient de lancer sa campagne pour sa réélection, avec en ligne de mire les élections législatives du printemps qui, selon toute vraisemblance, devraient entériner l'hégémonie du leader nationaliste.