Le bruit du ressac couvre presque celui des avions qui atterrissent et décollent de l'aéroport international de Taoyuan, à proximité du centre de Taipei, la capitale de l'île de Taïwan qui, depuis 1949, refuse de se soumettre à la tutelle de Pékin et du Parti communiste chinois.
Sur la plage de Zhuwei, des pêcheurs lancent leurs lignes, fixant l'horizon encombré d'épais nuages sombres. Un jour comme un autre sur cette étendue de sable qui est aussi le théâtre de "war games" sophistiqués dans les états-majors de Pékin et Washington.
Ces simulations d’affrontements militaires envisagent souvent une tentative de la République populaire de Chine de débarquer des troupes sur cette plage pour s'emparer du principal aéroport de Taïwan ainsi que du port de Taipei, dont on aperçoit les grues depuis la plage. Ces deux infrastructures, essentielles pour acheminer des renforts, sont distantes d'environ dix kilomètres. Le palais présidentiel et les institutions gouvernementales dans le centre de la capitale taïwanaise ne sont, eux, qu'à 35 kilomètres.
Avec ses hauts sommets et ses jungles tropicales, le relief accidenté de Taïwan est un cauchemar potentiel pour des forces d'invasion. Les experts militaires estiment que des batailles sur ce terrain pourraient ressembler aux effroyables affrontements entre forces américaines et japonaises sur les petites îles du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Aussi, l'option d'une "frappe de décapitation", pour mettre rapidement hors jeu la capitale taïwanaise proche de la côte, s’est imposée comme une stratégie militaire intéressante pour tous ceux qui ont envisagé d'envahir l'île au cours de l'Histoire.
À la fin du XIXe siècle, l'apogée de l'impérialisme européen et de sa "diplomatie de la canonnière" en Asie, un corps expéditionnaire français tenta l'expérience. Le 8 octobre 1884 au petit matin, environ 600 fusiliers marins débarquent à Tamsui, une plage située à 25 kilomètres à l'est de Zhuwei, à l'embouchure de la rivière qui borde Taipei.
La bataille de Tamsui intervient alors dans le cadre de la guerre franco-chinoise de 1884-1885, alors qu’un autre contingent français s'enlisait près de Keelung, un port situé au nord-est de Taïwan. L'objectif stratégique de la France est alors de s'emparer de Taïwan pour obtenir le retrait des troupes chinoises dans le nord du Vietnam. La Chine était alors un empire régi par la dynastie Qing (1644-1911).
"Une frappe de décapitation"
"Un débarquement à Tamsui est l'opération dont rêvent les communistes chinois : un raid militaire audacieux visant à pénétrer rapidement dans Taipei", estime le professeur Shiu Wen-tang, chercheur émérite de l'Institut d'histoire moderne de l'Academia Sinica. Aujourd'hui à la retraite, il s'est installé à Tamsui et pris de passion pour l'histoire locale.
"La topographie n'a pas beaucoup changé (depuis 1884, NDLR). Les stratèges militaires de Pékin connaissent très bien l'île grâce à leurs satellites. Ils ont aussi envoyé des milliers d'agents secrets et corrompu des généraux taïwanais...Ils doivent donc savoir qu'il y a beaucoup de missiles cachés dans les collines environnantes", ajoute l'historien.
Un dieu chinois à la rescousse
En 1884, la tentative d’invasion des Français se solda par un échec. Après avoir réussi à débarquer, l’infanterie de marine fit face à une forte résistance des soldats de la dynastie Qing qui l'empêcha de pénétrer à l'intérieur des terres. Les tirs d'artillerie depuis les navires français positionnés face à la côte échouèrent à couvrir l’avancée des soldats de "La Royale" qui furent contraints de battre en retraite après quelques heures de combat.
Le professeur Shiu Wen-tang nous fait découvrir plusieurs panneaux historiques et œuvres d'art commémorant cette rare victoire de l'empire Qing sur les Occidentaux. Disséminés à travers la ville de Tamsui, on retrouve ainsi des portraits des chefs militaires de l'époque et des représentations de scènes de bataille. Une œuvre d'art gravée dans le temple de Qingshui montre une divinité chinoise flottant au-dessus de soldats Qing repoussant les envahisseurs français.
Certaines œuvres sont placées sur les lieux même où les combats ont fait rage en 1884. À l'embouchure de la rivière, une sculpture représente un oiseau peint aux couleurs du drapeau français assis sur des mines navales jaunes.
"A cet endroit les forces chinoises avaient disposé des mines navales pour empêcher les canonnières ennemies de remonter le fleuve jusqu'à Taipei. Les Français n'ont pas réussi à s'en approcher par la mer. Ne pouvant neutraliser les mines, ils ont décidé d'envoyer l’infanterie de marine au sol” explique Shiu Wen-tang.
Alors que Taïwan s'entraîne à défendre ses "plages rouges", y a-t-il des enseignements à tirer de l'échec de l'invasion française il y a 140 ans ? Pour Jiang Hsinbiao, analyste politique à l'Institut taïwanais de recherche sur la défense et la sécurité nationales, il est certain que le commandement militaire taïwanais en a tiré des leçons. "L'une d’elles est qu'il est nécessaire de détruire les navires de débarquement de l'ennemi lorsqu'ils sont encore en mer pour empêcher leurs soldats de débarquer", explique cet expert à France 24.
Un porc-épic hérissé de missiles
Cet enseignement s'inscrit dans la "doctrine du porc-épic" récemment adoptée par les forces armées taïwanaises dans l’éventualité d’un affrontement militaire avec la Chine continentale, à l'armée numériquement bien supérieure. Plutôt que d'investir dans des navires de guerre, avions de chasse ou autres chars de combat – des équipements coûteux et vulnérables –, cette doctrine recommande de se préparer à livrer une guerre asymétrique.
Avec cette métaphore du porc-épic, Taïwan revendique une stratégie fondamentalement défensive qui repose notamment sur le déploiement de nombreux lanceurs de missiles. Ceux-ci doivent jouer le même rôle que le manteau d'épines acérées déployé par le rongeur quand il est attaqué par un prédateur.
"Taïwan met actuellement en œuvre sa doctrine du porc-épic en accumulant des missiles sol-air Patriot et Tien Kung (respectivement de fabrication américaine et taïwanaise, NDLR) et des missiles anti-navires longue distance, comme le Harpoon et le Hsiung Feng (eux aussi respectivement de fabrication américaine et taïwanaise, NDLR) (...) Des lanceurs de missiles ont été répartis sur toute l'île pour dissuader l'ennemi", détaille Jiang Hsinbiao.
Dans l'hypothèse où la dissuasion ne suffirait pas, les stratèges de la défense taïwanaise s'efforcent de renforcer leur dispositif militaire sur la quinzaine de "plages rouges" ayant la taille requise pour permettre un débarquement de grande envergure sur l'île. L'armée taïwanaise y effectue régulièrement des manœuvres à l'aide de drones, de chars et d'infanterie mécanisée.
"La largeur d'une 'plage rouge' typique est telle qu'un seul bataillon (entre 600 et 800 soldats, NDLR) peut débarquer à la fois. Si la vague suivante de troupes ne peut débarquer à temps, l'ennemi ne pourra pas consolider sa tête de pont. Il sera facilement anéanti par les forces de défense", affirme Jiang Hsinbiao qui en déduit que "l'armée chinoise ne pourra pas attaquer Taïwan uniquement avec un débarquement amphibie, l'opération sera accompagnée d'une guerre aérienne".
Les simulations d'invasion aboutissent à des résultats différents. Certains scénarios voient l’armée chinoise repoussée avec l'aide des forces américaines, d'autres prédisent la chute de Taipei 31 jours seulement après l'établissement d'une tête de pont près de l'aéroport de Taoyuan.
La force de la volonté
Pour l’historien Shiu Wen-tang, l'échec de la tentative d’invasion française de 1884 s’explique avant tout par l'excès de confiance des envahisseurs. Débarquer 600 troupes de marines pour combattre des milliers de soldats retranchées sur la côte était une erreur flagrante car la doctrine militaire classique impose un ratio minimum de trois assaillants pour chaque défenseur.
Si l’armée chinoise compte bien utiliser sa supériorité numérique en cas d'attaque, elle pourrait néanmoins sous-estimer la détermination des Taïwanais à résister.
La principale leçon de la bataille de Tamsui est plus politique que militaire, estime Shiu Wen-tang, en comparant la défaite des Français en 1884 avec le débarquement réussi des Japonais onze ans plus tard. Un haut niveau de confiance entre la population civile et des forces armées déterminées sont indispensables pour résister au premier choc d'une invasion sans sombrer dans le chaos.
Le débarquement japonais près de Keelung en 1895, dans le nord-est de Taïwan, a en effet eu lieu alors que les défenseurs de l'île étaient profondément démoralisés par le déclin de l'empire Qing. La discipline militaire s'est écroulée, des épisodes de pillage ont mis à mal l'ordre public et les envahisseurs japonais ont fini par s'emparer du territoire taiwanais avec des pertes très limitées.
"Ce qui a été déterminant lors de la bataille de Tamsui, c’est que l'administration impériale des Qing disposait alors de dirigeants efficaces qui jouissaient de la confiance de la population locale", note Shiu Wen-tang. "En fin de compte, la guerre est toujours une affaire de volonté. Si un peuple n'est pas prêt à résister, il a déjà perdu".
Cet article a été adapté de l'anglais par David Gormezano. Vous pouvez lire sa version originale ici.