La presse étrangère reste perplexe. Le tollé soulevé depuis la diffusion, le 7 décembre, d'un numéro de Complément d'enquête dans lequel on voit l'acteur français Gérard Depardieu multiplier les insultes misogynes et propos à caractère sexuel à l'égard de femmes et d'une fillette, semble soulever une ligne de fracture.
Fin décembre, la télévision publique suisse (RTS) annonce écarter de sa programmation les films dans lesquels Gérard Depardieu incarne "un des rôles principaux".
Même décision en Belgique pour la RTBF - le groupe audiovisuel public - qui dit ne pas tenir "à lui faire la moindre promotion par les temps qui courent".
D'autres régions ou villes étrangères prennent la décision de rompre, d'une façon ou d'une autre, avec l'acteur. C'est notamment le cas du Québec où le Premier ministre, François Legault, a suivi l'avis de son Conseil de l'Ordre et retiré à Gérard Depardieu le titre de Chevalier de l'Ordre national du Québec, plus haute distinction décernée par le gouvernement québécois. La commune d'Estaimpuis, en Belgique, lui retire quant à elle le titre de citoyen d'honneur qu'elle lui avait attribué à l'été 2013 alors qu'il y résidait.
En France, le soutien affiché par le président Emmanuel Macron à l'acteur, qu'il érige en "fierté pour la France" dans l'émission "C à Vous", puis la publication d'une tribune intitulée "N'effacez pas Gérard Depardieu", signée par plus de cinquante personnalités françaises du cinéma, achève de mettre le feu aux poudres.
L'affaire Depardieu est depuis discutée par la presse étrangère en ce qu'elle semble mettre en lumière un problème récurrent en France. "Le mouvement #MeToo a développé en France une actualité qui va bien au-delà de ce qui se passe en Allemagne", estime par exemple la Frankfurter Allgemeine Zeitung, l'un des trois quotidiens allemands les plus lus.
Après les récentes affaires et polémiques concernant Gabriel Matzneff, Serge Gainsbourg, Patrick Poivre d'Arvor, Sébastien Cauet, ou encore Frédéric Beigbeder, le journal allemand poursuit : "La violence sexuelle ou domestique contre les femmes est omniprésente dans les médias de toutes orientations. Il ne se passe pas une semaine sans qu'un homme politique, un réalisateur, un journaliste, un auteur de bande dessinée, un réalisateur ou un écrivain ne trébuche sur des allégations".
"Réaction complexe au mouvement #MeToo"
Dans la tribune de soutien à Gérard Depardieu, publiée le jour de Noël, une cinquantaine de signataires dénonce le "lynchage qui s'abat sur lui", le "torrent de haine qui se déverse sur sa personne", après avoir rappelé qu'il est "probablement le plus grand des acteurs. Le dernier monstre sacré du cinéma". Une invitation à séparer l'homme de l'artiste.
Alors que Gérard Depardieu, 75 ans a été mis en examen pour viol et harcèlement sexuel en décembre 2020 ; que depuis fin 2023, il est visé par une nouvelle plainte pour viol, une autre pour agression sexuelle et que 16 témoignages de harcèlement sexuel ont été révélés sur ces cinq dernières années, le New York Times analyse cette tribune, publiée dans le Figaro, comme "un signe supplémentaire de la réaction compliquée au mouvement #MeToo en France".
Même constat du côté du quotidien espagnol El País qui, dans un article intitulé "Au-delà de Depardieu : quand le culte des grands artistes s'effondre en France", évoque lui aussi "une réaction complexe au mouvement #MeToo". Le média compare notamment la tribune avec celle - signée en 2018 par une centaine de personnalités françaises parmi lesquels Catherine Deneuve - revendiquant "la liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle", et mettant en garde contre les répercussions que le nouveau climat (de l'ère #MeToo) pourrait avoir sur la production culturelle.
Aux États-Unis - où l'acteur avait déjà fait polémique en 1978 en affirmant avoir participé à "trop de viols pour les compter" -, le média The Wrap note que "ces figures du cinéma français ne sont pas les seuls grands noms à avoir pris la défense de Depardieu depuis le début de l’enquête", rappelant que le "président français, Emmanuel Macron, a lui-même qualifié les nombreuses allégations d’agressions sexuelles contre l’acteur de 'chasse à l’homme'".
Dans les médias russes, le son de cloche est tout autre. Pour l'hebdomadaire Argoumenty i Fakti, - selon lequel Gérard Depardieu "a failli tomber sous le rouleau compresseur de la 'Cancel Culture' -, l'acteur est "surtout connu pour sa citoyenneté russe, obtenue il y a dix ans". Le média retrace alors la carrière de l’acteur, évoquant le premier film diffusé dans le pays, "Deux hommes dans la ville" (1973), faisant l'éloge de ses "œuvres formidables et mémorables". Une biographie et une filmographie mises en avant également par le site d'informations russe La Gazeta qui constate par ailleurs qu'en dépit des accusations de plusieurs femmes, "Emmanuel Macron et cinquante autres personnalités culturelles françaises ont appelé en décembre à mettre fin au harcèlement public".
Fracture ouverte
Le soutien affiché par Emmanuel Macron est partout discuté, et avec lui les fractures que cette affaire semble créer au sein du pays. Pour le quotidien belge Le Soir, alors que "le président français avait fait de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles la grande cause de son deuxième quinquennat, le cas Depardieu cristallise toute l’ambivalence d’une partie de la société française – du monde culturel au monde politique – quand il s’agit des violences faites aux femmes".
Le 29 décembre, quelques jours après la tribune de soutien à l'acteur, une contre-tribune est publiée sur le site "Cerveaux non disponibles" et relayé sur le Club de Mediapart. Plus de 600 artistes et personnalités du monde de la culture (parmi lesquels les chanteuses Angèle, Louane, l'humoriste Élodie Arnould, ou encore le rappeur Médine) y appellent à "rappeler que l'art n'a pas à être fait par des idoles hors de la réalité". En 48 heures, le texte a obtenu quelque 8 000 signatures.
Une seconde contre-tribune a été publiée le 1er janvier dans Libération. Signée par quelque 150 artistes, elle proclame que "l'art n'est pas un totem d'impunité".
8000 artistes ont donc signé notre tribune collective en 48H. Un mouvement de solidarité et d'adelphité qui réchauffe nos cœurs et nous rassure, quelque peu, sur le champ des possibles de notre futur commun.
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De l'autre côté, dans le camp de la tribune pro-Gérard Depardieu, plusieurs signataires se sont d'ores et déjà ravisés, notamment en raison de l'instigateur du texte, Yanis Ezziadi, éditorialiste dans le magazine "Causeur" (classé à droite ou à l'extrême droite selon les médias), et proche de figures d'extrême droite.
La réalisatrice Josée Dayan s’est par exemple dite "très mal à l’aise" d’être associée à Yannis Ezziadi. Elle précise toutefois qu’elle "ne retire pas [sa] signature pour l’instant car [elle] reste attachée à la présomption d’innocence", ajoutant que "le fait que Gérard soit un immense acteur ne le dispense pas d’être jugé, mais n’implique pas qu’il soit anéanti".
L'actrice Carole Bouquet, ex-compagne de Gérard Depardieu, qui l'avait défendu et assuré qu'il était "incapable de faire du mal à une femme", a elle aussi rétropédalé, se disant "profondément mal à l'aise". Yvan Attal et Nadine Trintignant (mère de Marie Trintignant, morte en 2003 sous les coups de son compagnon, le chanteur Bertrand Cantat) ont également fait machine arrière, tout comme l'acteur Pierre Richard et le réalisateur Jacques Weber, qui a dit regretter sa signature, la comparant à "un autre viol".
D'autres, comme l'acteur et metteur en scène Michel Fau et l'académicien Jean-Marie Rouart, ont quant à eux réaffirmé leur soutien à celui qu'ils qualifient de "dernier monstre sacré du cinéma français".
L'affaire "montre la fracture qui s'est ouverte dans le monde du septième art français, de plus en plus divisé autour de l'affaire Depardieu entre ceux qui le condamnent ouvertement et ceux qui le défendent", analyse le journal italien La Stampa, tandis que le Corriere della Sera évoque "l'image de Depardieu" comme "irrémédiablement compromise" alors que le numéro de Complément d'enquête qui lui était consacré a porté "définitivement atteinte à la réputation de celui qui est régulièrement défini comme 'un monument du cinéma français et mondial'".
Une division mise également en avant par le quotidien suisse Le Temps qui évoque une "ligne de fracture qui secoue la scène culturelle française depuis des années autour du débat sur la séparation entre certains hommes et leur œuvre". Un sujet qui n'est pas sans rappeler la polémique du César décerné en 2020 à Roman Polanski (accusé de viol et d’agression sexuelle par une dizaine de femmes) pour son film "J’accuse", mais aussi l'affaire Gabriel Matzneff, visé par des accusations de pédophilie. Autant d'exemples amenant Le Soir à se poser la question : "La France a-t-elle pour tradition de défendre l’indéfendable ?"