La Russie a achevé une impressionnante ligne de défense sur 800 km pour se préparer à une éventuelle contre-offensive ukrainienne. Le système de fortification choisi semble tout droit sorti d’un livre d’histoire sur la Première ou Seconde Guerre mondiale. Une ligne "Maginot" a-t-elle encore un sens en 2023 ?
Elle a été comparée à la ligne Siegfried de défense fortifiée construite par les Allemands dans les années 1930 près de la frontière française, ou encore à la ligne Gothique édifiée par les nazis en Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le vaste système de défense que la Russie a mis en place en Ukraine ces derniers mois a même été qualifié de ligne Maginot moderne, en référence aux fortifications françaises à la frontière allemande avant le début de la Seconde Guerre mondiale.
L’édifice russe impressionne les analystes militaires contemporains qui estiment actuellement qu’il s’étend sur environ 800 km, explique le quotidien espagnol El Pais dans un article publié lundi 17 avril. Cette ligne russe de défense serait “formidable”, d’après une note des services de renseignement britannique consultée par le journal espagnol.
Des alentours de Kharkiv à Kherson
L'issue d’une éventuelle contre-offensive de l’armée ukrainienne dépendrait en grande partie de sa capacité à franchir cet obstacle, censé protéger les acquis russes de la guerre.
C’est dire si ces 800 km, qui s’étendent de Kharkiv jusqu’à la région de Kherson, un axe allant de l'est au sud de l'Ukraine, risquent de jouer un rôle crucial dans les semaines ou mois à venir. "Sa construction a démarré juste après la contre-offensive ukrainienne à Kharkiv, à la fin de l’été 2022", note Sim Tack, un analyste militaire pour Forces Analysis, une société de surveillance des conflits.
Ce n'est pas une ligne sans interruption. "Il faut s’imaginer une succession d’îlots fortifiés pouvant couvrir des dizaines de kilomètres pour protéger des points importants pour les Russes, mais avec des trous entre chaque tronçon de cette ligne", résume Sim Tack.
Important notes for this map of Russian field fortifications in Ukraine:
1) This map is not exhaustive and should not be seen as a complete map of Russia's fortifications.
2) The data does not distinguish between barriers, trenches, or other types of fortifications.
(2/4) pic.twitter.com/odu8Pw3efw
La continuité est plutôt à rechercher dans la manière dont les Russes ont organisé ces défenses. Il y a toujours une première zone minée, puis des centaines de “dents de dragon” – des sortes de cônes en béton posés sur le sol pour ralentir l’avance des tanks –, ensuite des tranchées d’où l’artillerie russe est censée tirer, et enfin une dernière ligne légèrement surélevée où sont aménagés des abris supplémentaires – tels que des bunkers low-cost – pour des renforts. “Ce n’est pas forcément toujours dans cet ordre, mais toujours ces mêmes éléments”, souligne Sim Tack.
Ces défenses n’ont pas non plus la même profondeur tout au long de la ligne des fortifications russes. Ainsi “il s’agit d’une longue ligne ininterrompue et unique entre Koupiansk [région de Kharkiv] et Sievierodonetsk, qui n’est pas sans rappeler la ligne Maginot”, constate Sim Tack. En revanche, plus au sud, ce sont de multiples îlots depuis la ligne de front et la région de Zaporijjia. Il s'agit notamment de trois lignes parallèles de 120 km de long qui descendent jusqu'à la mer d'Azov. “C’est un système de défense beaucoup plus dense dans la profondeur qui est censé s’assurer que même si les Ukrainiens passent le front, ils seront ralentis tout au long de leur avancée vers la Crimée”, analyse Sim Tack.
Ces différences régionales en disent d’ailleurs long sur l’état d’esprit du commandement militaire russe. “Il est clair qu’ils craignent davantage une percée ukrainienne vers la Crimée”, note cet expert militaire. La fortification de cette zone est d’autant plus importante aux yeux de Moscou que les principales lignes d’approvisionnement pour tout le front russe passent actuellement par le sud de l’Ukraine.
Pénurie de soldats professionnels
Mais même si la prouesse de concevoir en quelques mois 800 km de fortifications peut impressionner, l’idée même de s’atteler à une telle tâche peut sembler anachronique. D’autant plus que “ce que les Russes ont construit en Ukraine est très similaire aux lignes de défense de la Première Guerre mondiale”, assure Danilo Delle Fave, expert en stratégie militaire à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.
Historiquement, le développement des tranchées et autres fortifications remonte au conflit de 14-18. "Il s’agissait alors de répondre à certaines avancées technologiques qui rendaient les assauts frontaux beaucoup plus difficiles", note Sim Tack. L'irruption de mitrailleuses et de tanks sur le champ de bataille avait de quoi décourager les soldats à partir fleur au fusil à l’assaut des positions ennemies.
Mais à partir des années 1960, d’autres innovations ont rendu les tranchées beaucoup moins attractives. "Le recours à l'artillerie, à la couverture aérienne et à l’imagerie satellite ont fait de ces lignes de défense statiques des cibles faciles à bombarder avant de lancer une offensive", résume Sim Tack.
"La Russie aurait mieux fait de mettre en place des lignes de défense élastiques, faites de petites unités qui peuvent se déplacer rapidement pour s’adapter à l’évolution de la situation", note Danilo Delle Fave. Mais pour ce faire, il faut des soldats professionnels, parfaitement entraînés et capables de prendre des décisions très rapidement. Malheureusement pour Moscou, "aujourd’hui son armée en Ukraine est essentiellement constituée d’appelés et de volontaires ; la plupart des soldats professionnels ont péri durant la première année du conflit", rappelle l’expert italien.
En fait, le choix de ressusciter une approche défensive en vogue jusqu’au milieu du siècle dernier prouve que l’armée russe a beaucoup perdu en qualité depuis le début de la grande offensive de février 2022, d’après les experts interrogés par France 24.
Un piège pour l'Ukraine ?
Pour autant, ce n’est pas un obstacle facile à franchir pour les troupes ukrainiennes en cas de contre-offensive. En effet, ce système de défense a précisément pour but de contrer ce qui fait la force de l’armée ukrainienne : sa rapidité et ses chars. "L’idée n’est pas de bloquer l'offensive mais de la ralentir", souligne Sim Tack.
"C'est aussi un dispositif bien adapté à la guerre d’attrition que Moscou veut mener", assure Danilo Delle Fave. L’obligation d’éliminer les points de passage fortifiés les uns après les autres pour se frayer un passage va amenuiser les forces ukrainiennes – aussi bien en équipements et en soldats. "L'Ukraine aura toujours un déficit en homme par rapport à la Russie, et Moscou espère qu’en lançant une contre-offensive, le rapport de force va basculer encore plus en faveur de la Russie", précise Danilo Delle Fave.
L'État-major russe espère que son dispositif, aussi désuet soit-il, fonctionne comme un piège. Il devrait permettre à l’Ukraine d’avancer mais à un prix tellement exorbitant qu’après cette contre-offensive – si elle n’est pas décisive – "Kiev n’aura plus de moyens d’en préparer d’autres, ce qui permettrait à Moscou d’assurer ses conquêtes dans le Donbass", estime Sim Tack.
La priorité pour l’Ukraine serait donc de tout faire pour minimiser les pertes humaines lors de la contre-offensive. Le meilleur moyen serait "de bombarder aussi précisément que possible les positions russes afin d’éliminer les troupes dans les tranchées", estime Sim Tack. Sans hommes derrière les mitrailleuses russes, détruire les lignes de défense n’est plus qu’une question de temps.
Mais pour ce faire, il faut des munitions et des systèmes de guidage suffisamment perfectionnés pour viser juste. D'où les appels ukrainiens à davantage de munitions et d’armement de la part des pays occidentaux.