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Le rapport au travail au cœur des cortèges contre la réforme des retraites

Les manifestations massives contre la réforme des retraites, loin de se résumer à un aspect purement technique, expriment aussi un malaise sur le rapport au travail. Outre la question de l'âge du départ à la retraite, la volonté d’exercer un métier ayant du sens, correctement rémunéré et laissant place à d’autres activités réunit aussi les manifestants, qu’importe leur âge ou leur niveau social.

"Nos vies, pas vos profits" ; "Métro, boulot, caveau" ; "Pour le droit au temps libre". Sur les pancartes brandies par les manifestants lors des défilés organisés depuis le 19 janvier contre la réforme des retraites, la question du travail et de la place qui lui est dévolue dans la société s’affiche en grand. 

"La réforme des retraites est injuste car elle taxe le temps libre des plus modestes, qui ont moins d'espérance de vie que les plus riches, dénonce par exemple Pierre-Louis, un manifestant de 28 ans. Le gouvernement s'évertue à dire qu'il ne veut pas augmenter les impôts, mais ce qu'il propose, c'est une taxation du temps libre. Quand bien même les gens aspirent à travailler dans de bonnes conditions, ils veulent aussi avoir du temps libéré des contraintes marchandes. C'est quelque chose qui se défend et qui doit continuer à se défendre dans les cortèges."

Droit au repos et aux loisirs

"L’opposition à la réforme des retraites catalyse un malaise plus ancien et plus profond sur la place du travail dans la société, confirme le sociologue Hugo Touzet, membre du collectif Quantité critique. Les difficultés exprimées par les soignants, par exemple, passent à la fois par la dénonciation d’un salaire trop bas, par l’impossibilité de faire correctement leur travail mais aussi de mener une vie personnelle. Le besoin de sens et de réorganisation du travail ne concerne donc pas uniquement les cadres ou les jeunes, mais toute la société. Il ne s’agit plus de travailler pour travailler, mais de se demander pourquoi, et comment, on travaille."

Dans les cortèges, la dénonciation du manque de temps dédié aux loisirs, déjà souvent mis en lumière depuis la crise du Covid-19 et la généralisation du télétravail, rejoint ainsi celle des inégalités de richesse et des mauvaises conditions de travail.

"Je travaille depuis mes 16 ans, explique ainsi Farid, chauffeur VTC de 37 ans, alors qu’il marche derrière la poussette de sa fille. Est-ce que j’aurai le droit, à un moment dans ma vie, de profiter de ma famille et de me reposer, ou faudra-t-il que je travaille jusqu’à la mort ? Jusqu’où cela va-t-il aller ?".

"Le contrat social est ébranlé"

"Les travailleurs se sentent lésés par un système qui n’a pas tenu ses promesses, analyse Hugo Touzet. Si on regarde la répartition des richesses produites depuis 1980, on voit que la part prise par les revenus du capital, c’est-à-dire des actionnaires, augmente de plus en plus au détriment des revenus du travail, c’est-à-dire des salaires. Et ce, alors que la productivité a augmenté et que les droits sociaux reculent. Le contrat social passé à la fin de la Seconde Guerre mondiale entre l’État, les travailleurs et les employeurs est ébranlé."

L’analyse fait écho à la révolte d’Amélie, 21 ans, dont la mère, infirmière aux urgences, a le dos cassé par son métier et peine à payer ses factures. 

"La "valeur travail", résume la jeune manifestante, c’est d’accepter de se lever tous les matins à condition de pouvoir, en échange, payer son loyer, manger, sortir, offrir des cours de sport à ses enfants et finir ses mois sereinement. On dit que nous sommes paresseux, mais ce n’est pas vrai. Moi, je ne veux pas travailler toute ma vie en gagnant un SMIC pour que d’autres s’enrichissent."

Focalisé sur le plein emploi, objectif n°1 de son second mandat, Emmanuel Macron semble ainsi aller à contre-courant des aspirations d’une grande partie de la population. 

Le "travailler plus pour produire plus" à l’épreuve du climat

Car cette aspiration à un travail qui a du sens et laissant la place aux autres aspects de la vie est renforcée encore par la conscience du dérèglement climatique. Face à l’imminence d’un bouleversement majeur, le "travailler plus pour gagner – et produire – plus" parait ainsi de plus en plus anachronique à de nombreux manifestants.

"Moi, je veux bien travailler plus longtemps, mais dans mon potager", sourit Did, 56 ans. Ce professeur d’arts plastiques affirme qu’il "adore son métier", mais qu’il ne se voit pas "l’exercer jusqu’à 64 ans face à des classes de plus en plus surchargées".

"Je ne veux pas devenir un professeur âgé et aigri, explique Did. Par contre, cela ne me dérangerait pas de travailler mon bout de jardin, de lire, d'aller à la pêche ou de m’occuper d’enfants dans un cadre associatif… Je veux être un ‘vieux’ actif et utile, mais sans être obligé de dépendre d’un travail salarié. Il y a d'autres façons d'enrichir la société que de simplement toujours devoir produire." 

"La réforme des retraites porte un projet de société"

"Loin d’être seulement une question technique, la réforme des retraites porte un projet de société, et les manifestants l’ont bien compris, pointe Hugo Touzet. En affaiblissant la protection sociale comme les droits au chômage ou la retraite, la stratégie du gouvernement est de désengager l’État et d’individualiser ce qui était jusque-là organisé par la collectivité. Ils présentent ce recul comme une nécessité. C’est contre cela que la mobilisation est très forte aujourd’hui."

Chez les manifestants, pas de tentation de repli sur soi : dans les cortèges, les idées ne manquent pas.

"En alignant les salaires des femmes sur ceux des hommes, on augmenterait les cotisations", suggère aussi une manifestante, tandis qu’une autre affirme, en brandissant l’autocollant d’un syndicat : "en augmentant tous les salaires, les cotisations augmenteraient aussi et pourraient financer l’hôpital public, les retraites et la lutte pour le climat" ; en "taxant les super-riches et les super-profits", propose un troisième, "on pourrait résoudre le déficit"… Autant de propositions qui, au-delà de la défense d'un droit, appellent finalement à un changement bien plus grand.