Pour fournir des obus d’artillerie à Kiev, les États-Unis ont décidé de puiser dans un dépôt de munitions américaines méconnu du grand public et se trouvant en Israël. Une décision qui met Tel Aviv dans une situation délicate vis-à-vis de la Russie que la diplomatie israélienne essaie de ménager.
L’aide militaire américaine à l’Ukraine emprunte des chemins parfois surprenants. Ceux-ci passent notamment par Israël, un pays qui s’est pourtant engagé depuis le début de la guerre à ne fournir aucune arme aux deux belligérants.
Le Pentagone puise en effet dans les réserves de munitions et équipements dont les États-Unis disposent sur le sol de l’État hébreu pour soutenir Kiev face à Moscou, a révélé le New York Times, mardi 17 janvier.
Des munitions cachées quelque part en Israël
Tel Aviv a accepté que Washington retire environ 300 000 munitions pour les envoyer à l’Ukraine. La moitié serait déjà en cours d’expédition, ont assuré des responsables israéliens et américains au New York Times. La demande a été "formulée à l’occasion d’un échange téléphonique crypté entre le secrétaire américain à la Défense, Lloyd J. Austin III, et Benny Gantz, qui était alors ministre israélien de la Défense", détaille le quotidien américain.
Cet accord a donc été négocié avant le 29 décembre 2022 et le retour au pouvoir du conservateur Benjamin Netanyahu, connu pour être plus proche de Vladimir Poutine que son prédécesseur Yaïr Lapid.
Ce détour israélien de l’aide américaine met en lumière l’existence d’un dépôt d’armement en Israël peu connu du grand public, qui dispose d’un nombre indéterminé d’armes et de munitions, stockées dans des endroits dont la localisation est gardée secrète.
Il s’agit des WRSA-I – les War Reserve Stocks for Allies-Israel, ou "stocks de réserve de guerre pour alliés-Israël" –, qui disposent "de munitions et armements d’une valeur maximale de 4 milliards de dollars", note un rapport du Congrès sur l’aide américaine fournie à Israël publié en 2022.
La création de ce dépôt a été décidée d’un commun accord entre Washington et Tel Aviv après la guerre du Kippour en 1973. Il devait faciliter le soutien militaire américain à son principal allié dans la région en cas de crise et "éviter ce qui s’est passé en 1973 lorsque le président américain Richard Nixon avait retardé la livraison d’armes à Israël", précise le site Politico dans un article consacré aux WRSA-I publié en 2014.
Au départ, dans les années 1980, les munitions qui y étaient entreposées ne pouvaient être utilisées que par les États-Unis, s’ils venaient à intervenir directement dans un conflit dans la région. Ces armements n'ont, d'ailleurs, jamais été exclusivement réservés à la défense d'Israël.
En 1989, le président George H. W. Bush a permis à l’armée israélienne de s’en servir, mais uniquement en dernier recours pendant une crise. Et Washington devait donner son accord. Ce tournant avait, alors, tout à voir avec les efforts de l’administration américaine de vendre des blindés à l’Arabie saoudite, souligne le rapport du Congrès. Les États-Unis tenaient à rassurer Tel Aviv en lui permettant d’avoir accès à ce gigantesque dépôt de munitions.
L'Ukraine tire 90 000 obus par mois
Washington a ouvert en bien plus grand les portes des WRSA-I au début des années 2000. La demande israélienne de piocher dans ces réserves ne nécessitait plus qu’un accord des militaires américains. Le pouvoir politique pouvait ne même pas être mis au courant.
Une réalité qui a pris la Maison Blanche de court en 2014, lors de l’un des deux seuls épisodes où Israël a utilisé ces munitions. Huit ans après avoir reçu le feu vert de Washington en 2006 pour s’en servir lors du conflit contre le Hezbollah au Liban, l’armée israélienne a puisé dans ce stock à l’occasion de la guerre de Gaza. Sauf qu’en 2014, Barack Obama n’était pas au courant. Le président américain a été mis devant le fait accompli, découvrant que des obus de mortiers provenant de ses stocks en Israël avaient servi à bombarder le Hamas dans la bande de Gaza.
"Cette découverte a été un choc qui a rendu Barack Obama furieux contre Benjamin Netanyahu", avait relaté le Wall Street Journal en 2014. Mais le président américain ne pouvait pas y faire grand chose : Tel Aviv avait suivi à la lettre la procédure qui ne l’obligeait qu’à obtenir l’accord des militaires américains.
De la même manière, le gouvernement israélien ne peut pas vraiment empêcher Washington de se servir dans un stock qui lui appartient pour aider l’Ukraine. Les États-Unis n’ont, quant à eux, plus vraiment le choix s’ils veulent continuer à soutenir Kiev.
L’Ukraine dépend presque à 100 % des munitions d’artillerie de l’Occident pour continuer à tenir tête à la Russie, rappelle le New York Times. Problème : l’Ukraine utilise près de 90 000 obus par mois, soit près de deux fois ce que les États-Unis et leurs alliés européens peuvent produire mensuellement, d’après les autorités américaines interrogées par le New York Times.
Il faut donc puiser dans les stocks. Washington ne veut pas trop puiser dans ses réserves nationales et préfère dégarnir ses dépôts à l’étranger, dont les deux principaux sont en Israël et en Corée du Sud. Séoul a accepté sans broncher.
De l'art de ne pas fâcher Moscou
Tel Aviv, pour sa part, ne veut surtout pas fâcher Moscou. "D’abord et surtout parce qu’Israël a besoin de manœuvrer librement en Syrie et que la Russie contrôle le ciel syrien", explique Omri Brinner, analyste et spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d’experts des questions de sécurité internationale.
Mais ce n’est pas tout. Israël a aussi besoin d’avoir de bonnes relations avec la Russie pour avoir accès, si besoin, à des informations sur les agissements de l’Iran, l’un des meilleurs alliés de Moscou dans la région.
"Ce transfert de munitions vers le front ukrainien depuis Israël ne devrait cependant pas trop nuire aux relations israélo-russes, car Tel Aviv pourra toujours dire qu’il s’agit de munitions américaines, transportées par les Américains", souligne Omri Brinner. Cet expert ne serait pas surpris, cependant, si Moscou demandait à Tel Aviv "une concession, que ce soit dans le domaine du renseignement [échange d’informations, NDLR] ou dans le domaine économique".
La décision américaine pose aussi un problème de sécurité intérieure à Israël. "Si le gouvernement estimait qu’il y avait une menace imminente contre Israël, il aurait sûrement protesté davantage contre ce transfert de munitions", estime un expert des relations russo-israéliennes interrogé par France 24 et qui a préféré garder l’anonymat.
En un sens, l’accord d’Israël obtenu par Washington sans trop de problèmes prouve que l’État hébreu se sent actuellement plutôt en sécurité. Les États-Unis ont certes promis qu’ils allaient re-remplir au plus vite les WRSA-I, mais dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, il ne sera peut-être pas facile de trouver du jour au lendemain 300 000 munitions. Mais pas impossible, estime Omri Brinner : "Washington peut rapidement puiser dans les autres stocks qu’ils ont dans la région, que ce soit en Égypte ou en Arabie saoudite."