Deux mois après la mort de Mahsa Amini, le mouvement de contestation est loin de s’essouffler en Iran, malgré la répression du régime. En réponse à un appel à la grève de trois jours, des commerçants ont fermé boutique mardi, signe que le mécontentement s’étend.
Des rideaux de fer baissés et des rassemblements : un appel à la grève nationale de trois jours a été suivi dès mardi par certains commerçants de plusieurs villes d'Iran, pour rendre hommage aux victimes de la répression du mouvement de 2019, dont on commémore le troisième anniversaire. Il s'est poursuivi mercredi.
Des images circulant sur les réseaux sociaux montrent ainsi les magasins du Grand Bazar de Téhéran le rideau baissé, mardi 15 novembre, pour la première fois depuis le début du mouvement.
La fermeture du Grand Bazar de Téhéran, un "indice important"
"Il semble que l’appel à la grève a été bien suivi, ce qui montre que le mécontentement est réel, même s’il n’y a plus de manifestations massives du fait de la répression", rapporte Azadeh Kian, chercheuse spécialiste de l’Iran à l’université Paris 7 Diderot. "La fermeture du Grand Bazar de Téhéran est un indice important, car ses commerçants appartiennent aux couches traditionnelles de la société iranienne et sont réputés proches des Mollahs et du clergé. Qu’ils ferment leurs boutiques et acceptent de ne pas gagner d’argent est le signe qu’un grave mécontentement se répand dans la société."
Preuve de l’importance du symbole : les autorités iraniennes et les protestataires se sont livrés à une guerre de communication, les premières affirmant que les commerçants fermaient leurs commerces pour se protéger des manifestants, les seconds revendiquant la solidarité des "bazaris" avec le mouvement.
"C’est un sujet très sensible pour les autorités iraniennes", confirme David Rigoulet-Roze, spécialiste de l’Iran à l’Iris. "En mai 1978 (à l'époque du processus révolutionnaire qui allait conduire au renversement du Chah, NDLR), la grève du Bazar a accéléré la chute du Chah. Ces commerçants sont depuis lors considérés comme peu ou prou associés au régime, et ils ne s’étaient pas mis en grève depuis le 'mouvement vert', fin juin 2009."
En parallèle, des affrontements ont éclaté dans la nuit de mardi à mercredi à Téhéran, certains dans les beaux quartiers de la ville, jusqu'à présent épargnés par le mouvement, selon Azadeh Kian. La police a également tiré sur des manifestants dans le métro, selon une vidéo ayant beaucoup circulé et vérifiée par l’AFP.
Iranian regime suppression forces are shooting at people in the Tehran metro, while an #Iran MP who supports the death penalty for protesters and a judiciary deputy are in New York lying to the world at the UN. #MahsaAmini pic.twitter.com/qp20Y4FfaX
— Jason Brodsky (@JasonMBrodsky) November 15, 2022Grève dans de nombreuses villes du pays
Les violences semblaient se poursuivre mercredi, d’après les informations de Radio Farda (en arabe), au marché des métaux, en périphérie de la capitale iranienne.
L’appel à la grève nationale a aussi été entendu dans des dizaines de villes du pays à majorité perse dont Karadj, Racht, Ispahan et Chiraz. Un signe, selon Azadeh Kian, que le mouvement essaime au-delà des grands centres urbains et ne se limite plus à ses acteurs initiaux – les Kurdes, les étudiants et les femmes.
De très nombreuses boutiques ont ainsi fermé à Ispahan et à Chiraz, ville du centre-sud du pays.
Mahka* (le prénom a été changé), une habitante de la ville, écrivait mardi sur Instagram : "Aujourd’hui, je ne mettrai pas mon fils à l’école, je prétexterai un rhume, et de nombreux parents d’élèves vont faire pareil. #grèvegénérale."
Mais si le mouvement de grève semble en partie suivi par les commerçants et que les actes de désobéissance se multiplient, remarque David Rigoulet-Roze, il est encore trop tôt pour parler d’un mouvement massif et général.
"Le mouvement de contestation se poursuit, il n’y a pas de diminution des manifestations, même si elles sont parfois disparates", développe le chercheur. "Mais la hantise du régime est ce qu’on appelle en France la ‘convergence des luttes’, un mouvement global réunissant par capillarité les principaux acteurs de la société iranienne, et ce n’est pas encore le cas."
Peu d’ouvriers
L’industrie, secteur stratégique pour les autorités iraniennes, paraît ainsi peu touchée par la contestation. À l’exception de l'usine métallurgique d’Ispahan, dont les employés se sont mis en grève mardi et mercredi, les ouvriers se sont peu mobilisés dans le pays.
چهارشنبه ۲۵ آبان ۱۴۰۱؛
کارگران کارخانه ذوب آهن اصفهان برای دومین روز متوالی دست از کار کشیدهاند.
با گذشت بیش از دو ماه از کشته شدن #مهسا_امینی اعتراضات سراسری و دانشجویی با اعتصابهای سراسری همراه شده است. pic.twitter.com/TvCSGkv7ro
En cause, selon les chercheurs, l’absence de syndicats nationaux, qui complique l’organisation et la coordination des mouvements de grève, tout comme la collecte d’argent pour soutenir les grévistes. Des ouvriers d’une usine pétrochimique du sud du pays ont ainsi tenté de se mettre en grève en octobre, avant d'y renoncer rapidement.
"Les velléités de grève (dans le secteur pétrochimique) n’ont pas débouché sur un mouvement massif", observe ainsi David Rigoulet-Roze. "Il y a eu seulement des mouvements sporadiques dans les raffineries de pétrole d’Abadan et de Kangan ainsi que dans les usines pétrochimiques de Bouchehr et d'Assalouyeh, dans le Sud-Est. Mais le gouvernement a fait en sorte de les étouffer dans l’œuf en raison du caractère économique et financier stratégique de ce secteur. Et ce d'autant plus qu'en septembre 1978, l’entrée en grève de la pétrochimie avait marqué un tournant décisif pour le renversement du Chah".
Condamnations à mort
S’il ne s'est pas encore généralisé, le mouvement "voit se connecter des personnes et des secteurs qui, jusque-là, ne manifestaient pas ensemble", analyse l’historien et politologue spécialiste de l’Iran Jonathan Piron. "C’est un mouvement de fond qui affecte toute la société iranienne. La mort de Mahsa Amini a servi de catalyseur et depuis, la séquence de protestation parvient à s’autoentretenir et à se relancer."
En réaction, les autorités iraniennes ont franchi une nouvelle étape dans la répression en condamnant dimanche un premier manifestant à la peine de mort, et trois autres mercredi. Des députés ont également réclamé dimanche l’instauration de "la loi du talion", qui revient à renoncer à la gradation des peines. Mahmood Amiry-Moghaddam, le directeur de l’ONG Iran Human Rights, basée à Oslo, a ainsi affirmé mercredi à RFI craindre des "exécutions de masses", alors que 14 000 manifestants seraient emprisonnés, selon l'ONU.
Mais pour David Rigoulet-Roze, les autorités iraniennes se retrouvent en quelque sorte "piégées". "La seule réponse à la contestation que connaît le régime iranien est la répression", remarque-t-il. "Mais ils ne peuvent pas l’utiliser trop largement, car l’inflation maximaliste en termes de répression est susceptible de faire basculer encore davantage de monde dans le mouvement. C’est un cercle vicieux dont il est très difficile de sortir sans dommages potentiellement irréversibles, a fortiori quand la victime de la répression est la jeunesse."