Vladimir Poutine a annoncé, en signant un décret le 25 août, que l’armée russe allait recevoir le renfort de 137 000 nouveaux soldats. Un objectif qui semble impossible à atteindre pour la plupart des experts sur les questions militaires russes interrogés par France 24.
À la recherche des 137 000 soldats manquants. L’armée russe se retrouve sous pression pour satisfaire les desiderata de Vladimir Poutine, qui veut donner un coup de fouet à son offensive en Ukraine.
Le président russe a signé, jeudi 25 août, un décret annonçant que la "grande muette" russe allait recevoir le renfort de 137 000 combattants d’ici le 1er janvier pour atteindre le chiffre officiel de 1,15 million de soldats actifs.
Poutine après Catherine II
Il s’agirait de la plus importante hausse des effectifs militaires russes depuis des années, rappelle le quotidien britannique The Guardian. Le dernier effort en ce sens remonte à 2017, quand Moscou avait annoncé que les rangs de l’armée avaient grossi de 13 698 personnes.
La volonté de Vladimir Poutine de mettre toujours plus de soldats dans la balance guerrière en Ukraine peut se comprendre. En augmentant l’avantage numérique sur le terrain, il peut espérer enfin engranger des percées significatives dans le sud et l'est de l'Ukraine.
Mais cette promesse d’une armée dopée aux nouveaux soldats laisse des spécialistes de la Russie perplexes. Cette annonce de Vladimir Poutine “pourrait ouvrir la porte à une ‘potemkinisation’ accrue de l’armée russe”, écrit sur Twitter Mark Galeotti, directeur de Mayak Intelligence, un cabinet de conseil sur les questions de sécurité en Russie.
Une référence aux “villages Potemkine”, du nom de ces décors urbains en trompe-l’œil construits au XVIIIe siècle en Crimée pour cacher à Catherine II de Russie la pauvreté réelle de la région visitée par l’impératrice. Si cette légende historique a depuis lors largement été démentie, l’expression subsiste en Russie pour désigner des efforts réalisés afin de donner artificiellement des apparences flatteuses à une situation.
En l’occurrence, l’armée russe pourrait être tentée de gonfler artificiellement ses effectifs pour atteindre les objectifs fixés par Vladimir Poutine. Passer ainsi en quelques mois à plus de 1,15 million de soldats apparaît sinon difficile.
D’abord, parce que les prémisses de l’arithmétique poutinienne comportent déjà une faille. Le président russe part des données officielles d’une armée forte d’un peu plus d’un million d’hommes, “alors qu’on sait depuis le début de la guerre en Ukraine que c’est beaucoup moins”, rappelle Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit ukraino-russe à l'université de Glasgow, qui travaille sur les efforts de mobilisation militaire russe.
“Les estimations varient entre 250 000 et 300 000 hommes prêts à se battre. Le reste est constitué de membres civils de l’armée qui sont inscrits comme des soldats, ou encore de membres de familles de responsables de l’administration dont les noms ont été ajoutés pour que la solde de soldat soit versée à ces fonctionnaires”, détaille cet expert.
Prisonniers, mercenaires et Russes de plus de 40 ans ne suffisent pas
L’armée russe serait donc loin d’atteindre le chiffre de 1,15 million d’hommes avec le renfort de “seulement” 137 000 soldats. Or, même ce dernier chiffre semble peu réaliste. “La Russie n’a que très peu d’options pour trouver rapidement autant de soldats. Les conscriptions de printemps ont été décevantes, et beaucoup de jeunes ont réussi à éviter de faire leur service militaire”, souligne Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Le tout nouveau 3e corps d’armée, que Moscou a décidé, samedi 27 août, d’envoyer sur le front en Ukraine, illustre les difficultés russes pour recruter de nouveaux soldats. “C’est un contingent de réservistes dont la création a été décidée il y a quelques mois et qui devait compter environ 18 000 soldats. Mais le Kremlin n’a réussi à motiver qu’environ 15 000 hommes malgré toute une série de mesures incitatives”, souligne Huseyn Aliyev.
Le salaire versé aux nouveaux engagés est environ trois fois supérieur à la solde traditionnelle des soldats russes. La limite d’âge maximum - qui était auparavant de 40 ans pour s’enrôler - a été abolie fin mai pour inciter les plus âgés à participer à l’effort militaire en Ukraine.
L’armée russe a essayé de se montrer aussi créative que possible ces derniers mois pour tenter de gonfler ses effectifs et remplacer les troupes perdues en Ukraine. Elle a notamment fait le tour des prisons dans plusieurs villes, offrant aux détenus ayant une expérience militaire des remises de peine s’ils acceptaient de partir au front, racontait, début juillet, le quotidien The Moscow Times. “Elle a aussi intégré des mercenaires, a fait venir des combattants de Syrie et a recruté des troupes parmi les minorités ethniques d’Asie centrale [essentiellement des Tadjiks et des Kirghizes, NDLR]”, explique Jeff Hawn.
Autant d’initiatives qui ont, certes, permis de compenser quelque peu les pertes sur le front, mais “cela reste largement insuffisant pour espérer atteindre l’objectif de 137 000 nouveaux soldats”, souligne le russologue.
Ces nouvelles recrues venues d’horizon divers et variés n’ont aucune connaissance de la culture militaire russe et “ces soldats s’intègrent très mal dans la chaîne de commandement de l’armée”, ajoute Jeff Hawn. Autrement dit, le problème n’est pas que quantitatif, il est aussi qualitatif.
“Ces bataillons de ‘volontaires’ reçoivent actuellement une formation de deux semaines avant d’être envoyés au front, c’est totalement insuffisant”, ajoute Huseyn Aliyev. Pour lui, c’est d’ailleurs, un autre problème lié à la course au nombre de soldats : “Même si Moscou réussit à trouver 137 000 soldats, l’armée est loin d’avoir suffisamment d’officiers formateurs pour assurer que les nouvelles recrues puissent être rapidement prêtes au combat.”
Propagande interne ou président déconnecté des réalités ?
Une solution pour le pouvoir serait de déclarer la mobilisation générale, une arlésienne depuis que l’armée russe a échoué à faire rapidement plier l’Ukraine.
Mais le Kremlin devrait reconnaître qu’il mène une vraie guerre en Ukraine et non pas seulement une “opération militaire spéciale”, la mobilisation générale n’étant autorisée qu’en cas de conflit ouvert. Vladimir Poutine s’est pour l’instant toujours refusé à franchir cette étape “qui risquerait de créer des tensions sociales en Russie”, note Huseyn Aliyev.
Et il n’est même pas sûr que cela suffirait. “L’armée procède déjà à une mobilisation générale ‘silencieuse’ en faisant pression localement sur les jeunes pour qu’ils s’engagent. Et malgré cela, il y a très peu de nouvelles recrues. Le pouvoir le sait et ne va pas prendre le risque de déclarer une mobilisation générale à laquelle tout le monde chercherait à échapper. Ce serait un véritable camouflet pour Vladimir Poutine”, précise Huseyn Aliyev.
D’où le risque de “potemkinisation”. “Le plus probable est que chaque caserne va avoir des objectifs chiffrés de nouvelles recrues à trouver, les militaires vont chercher par tous les moyens à les atteindre, quitte à inventer des recrues fantômes. Leur budget en dépendra”, rappelle Jeff Hawn.
En signant ce décret, Vladimir Poutine pousse donc son état-major à tricher avec les chiffres. Mais pour le maître du Kremlin, il est doublement important de prouver qu’il peut augmenter les effectifs de son armée sans problème. D’abord à des fins de propagande interne : “Cela permet de maintenir l’illusion auprès des Russes qu’il y a toujours une ferveur pour aller se battre en Ukraine”, note Huseyn Aliyev. Ensuite, “c’est aussi une manière de dire aux Occidentaux que Moscou est prêt à un conflit qui traîne en longueur”, ajoute ce spécialiste. Le Kremlin ne déciderait pas d’une telle hausse du nombre de soldats s’il voulait mettre un terme à la guerre au plus vite.
Il y a cependant encore une dernière hypothèse. “Vladimir Poutine évolue dans une telle bulle d’informations qu’il peut très bien croire que l’armée peut aisément ajouter 137 000 nouveaux soldats”, estime Jeff Hawn. Ce décret serait alors la preuve que le maître du Kremlin est totalement déconnecté de la réalité du terrain.