logo

Festival de Cannes : "La Colline" exhume les restes fumants de l'Union soviétique

"La Colline" est un étonnant documentaire entièrement tourné sur une gigantesque décharge à ciel ouvert au Kirghizistan, et projeté cette semaine dans le cadre de la section parallèle ACID du Festival de Cannes. À travers le témoignage glaçant d'un vétéran de la guerre de Tchétchénie, le film de Lina Tsrimova et Denis Gheerbrant ravive les traumatismes de l’ex-URSS. Entretien.

Festival de Cannes : "La Colline" exhume les restes fumants de l'Union soviétique

La première fois qu'Alexandre a tué lors de la bataille de Grozny, la capitale de la Tchétchénie, il a pleuré pendant des jours et des jours. Les deuxième et troisième fois, il s'est habitué à tuer. La quatrième, il y a pris du plaisir.  

"Nous empalions des femmes et des enfants et roulions sur l'ennemi avec nos chars", explique le vétéran des guerres de Tchétchénie, le visage noirci et émacié, depuis l’immense montagne d'ordures qui lui sert de maison depuis plusieurs années. "J'étais juste une machine à tuer. J'ai laissé des gens sans leur père, leur mère et leurs enfants. Je suis un monstre qui a dépassé toutes les limites".  

Tadjikhan, 65 ans, a élevé huit enfants et en a vu cinq mourir sur "la colline". "S’il vous arrive un malheur, aucune ambulance ne viendra ici", soupire-t-elle, accablée par la fatigue et le chagrin. Avec son mari, ils travaillaient dans un kolkhoze, une ferme collective soviétique, jusqu'à ce que l'effondrement de l'URSS les laisse sans emploi.  

"Lorsque la démocratie est arrivée, il n'y avait plus de travail", dit-elle en serrant les photos des enfants qu'elle a perdus. Aujourd'hui, la sexagénaire et ses enfants encore vivants parcourent la décharge nuit et jour, remplissant d'énormes sacs de plastique, de verre et de métal pour gagner leur vie. 

Festival de Cannes : "La Colline" exhume les restes fumants de l'Union soviétique

Filmé à l'extérieur de Bichkek, la capitale du Kirghizistan, le documentaire “La Colline” est diffusé cette semaine dans le cadre de la sélection ACID du 75e Festival de Cannes. Un film obsédant qui expose les conséquences de la violence d'État en Russie et les traumatismes personnels et collectifs qu'elle a engendrés. Métaphore de la décadence du monde soviétique, la décharge est un monde à part qui maintient ses habitants prisonniers d’une époque suspendue.  

France 24 s'est entretenu avec les coréalisateurs Lina Tsrimova, originaire de la région du Caucase Nord, et Denis Gheerbrant, à propos du message du film et de sa résonnance dans le contexte de la guerre en Ukraine. 

France 24 : comment avez-vous découvert cette "colline" et que cherchiez-vous exactement ?   

Lina Tsrimova : je venais de terminer ma thèse en histoire et je voulais commencer un nouveau projet sur l’histoire des déportations des peuples du Caucase par Staline, qui étaient accusés d’être des collabos, des nazis et des traîtres à la nation. Je ressentais une certaine urgence de faire ce travail, car avec la destruction des mémoriaux il reste de moins en moins d’endroits où on peut encore trouver des traces de ces crimes staliniens.   

Donc nous sommes allés au Kirghizistan, un lieu d’exil de beaucoup de peuples punis par Staline mais aussi un lieu de refuge pour des peuples qui ont fui la Chine, comme les Ouïghours. Au départ, nous n’avions pas d’idée précise, nous découvrions tout juste le pays. Mais quand nous sommes tombés sur ce lieu, nous avons compris qu’il incarnait les questions que nous nous posions, sur la nature de l’État, la fin du grand empire soviétique, et l’émergence d’un nouvel état criminel poutinien.  

Denis Gheerbrant : il y a une topographie qui est symboliquement très forte, c’est comme une scène sur laquelle se jouent des rencontres entre différentes populations composées – pour la plupart – d’anciens travailleurs des kolkhozes qui ont perdu leur travail. Il s’agit donc aussi d’une histoire d’exode des campagnes vers les grandes villes.   

LT : c’est une caractéristique du monde post-soviétique, ces grandes villes qui surgissent comme Bichkek avec ses banlieues sans fin, où les gens vivent sans droits ni protection et où se croisent des migrants de toutes origines.  

Le destin tragique d'Alexandre, cet ancien soldat qui a commis des massacres au nom de l'État russe et vit désormais sur la colline d’ordures, illustre-t-il l'effondrement du monde soviétique ?    

LT : son parcours est à la fois une conséquence et une prémisse, un avertissement pour ce qui se passe aujourd’hui. Il se situe à la croisée des chemins entre la fin du monde soviétique et le début d’une nouvelle ère. Les guerres en Tchétchénie inaugurent une nouvelle ère, l’ère poutinienne.  

La guerre en Ukraine n’avait pas commencé, même s’il y avait déjà eu la Crimée. Mais dans le Caucase, depuis les guerres en Tchétchénie, nous vivons dans un contexte de violence avec des régimes comme celui de (Ramzan) Kadyrov. La Tchétchénie s’est transformée en un monstre totalitaire, mais les autres républiques sont aussi privées de liberté. Bien sûr, la gravité de ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine est d’une ampleur bien plus grande. 

DG : la thèse de Lina portait sur les guerres impériales. Dans cette partie du Caucase, cela correspond à un siècle et demi de guerre. Les Russes sont arrivés à la conclusion qu’ils n’y arriveraient pas, que la seule manière serait de détruire, de vider les territoires de leur population. Il y a quand même un écho avec l’Ukraine aujourd’hui. On ne veut plus la conquérir, on veut la détruire.  

Votre film dépeint les personnages avec beaucoup d'empathie et de sensibilité. Comment les avez-vous abordés 

DG : ce qui nous a frappés au départ, c’est leur grande dignité. Ils sont dans la dénonciation du système mafieux, mais s’apitoient peu sur leur sort. Notre souci principal était de leur rendre leur humanité. Ce sont des gens exclus, on voulait qu’ils nous parlent dans leur humanité.  

LT : c’était particulièrement difficile dans le cas d’Alexandre. Je pensais qu’il avait besoin de trouver quelqu’un qui mesure la gravité de sa parole. En se retrouvant face à moi, qu’il considérait comme caucasienne, il pouvait dire : ‘Oui, j’ai exterminé femmes et enfants comme des chiens’. C’était une parole difficile pour lui et pour moi.   

Ce n'est qu'après trois semaines que nous sommes revenus sur le sujet, et qu'il a parlé de sa monstruosité. D’une certaine manière, il cherchait auprès de moi une reconnaissance de son humanité. Une fois la caméra éteinte, il m’a demandé, en me regardant dans les yeux : 'Dis-moi, est-ce que tu pourrais aimer quelqu’un comme moi ?'. C’était sa manière de dire : ‘Je sais que je suis un monstre, mais est-ce que tu me reconnais en tant qu’humain ?’. Je n’ai pas trouvé de réponse.  

Lors de la projection, vous avez parlé de votre sentiment de "responsabilité" vis-à-vis de ce qui se passe en Ukraine. Pouvez-vous nous en dire plus ?

LT : ce qui nous manque beaucoup en Russie, et partout dans l’espace post-soviétique, c’est que nous n’avons pas fait le travail de déstalinisation, nous n’avons pas engagé une réflexion profonde sur la violence de l’État qui revient sans cesse dans l’histoire, comme avec (Vladimir) Poutine. Nous n’avons pas fait notre travail sur l’histoire coloniale. La Russie est l’un des rares empires à avoir survécu au XXe siècle, du coup nous n’avons pas repensé notre model et cette réflexion est aujourd’hui devenue primordiale.   

Les peuples du Caucase et tous ceux qui ont été colonisés par la Russie n’ont ni espace ni parole, ils sont opprimés par (Vladimir) Poutine. Nous avons deux mots en Russie, l'un pour signifier les Russes ethniques et l'autre pour la citoyenneté. Derrière ce mot russe, il y a tous ces peuples non-russes qui sont opprimés et qui participent malheureusement à cette guerre (en Ukraine), et c’est une douleur immense. Si je me sens responsable, ce n’est pas dans le sens d’une culpabilité morale mais au sens d’action. Il faudra participer à la reconstruction de l’Ukraine indépendante et à la formation de cette pensé anticoloniale.