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La crise énergétique, "symptôme d'une transition écologique mal préparée”

Depuis plusieurs mois, les prix de l’énergie flambent à travers le monde, laissant craindre des coupures d’électricité hivernales en Europe, jusqu’ici épargnée par les problèmes de pénuries énergétiques. Une crise en partie liée aux politiques de transition énergétique mises en place pour lutter contre le réchauffement climatique. Entretien. 

L'Europe se dirige-t-elle vers une crise énergétique durable ? En quelques mois, le prix du gaz a connu une hausse record, entraînant dans son sillage celui de l'électricité et poussant également à la hausse le prix du charbon et du pétrole. Une inflation internationale, couplée à un manque de main-d'œuvre qui occasionne déjà des pénuries de courant dans certains pays comme la Chine, contrainte de fermer des usines, ou bien des ruptures d'approvisionnement aux stations-services, comme au Royaume Uni. Pour l'Union européenne, cette crise inédite est avant tout due à un important décalage entre l'offre et la demande, avec une reprise économique plus forte que prévue et un approvisionnement limité, notamment du fait la pandémie de Covid-19. Mais pour certains spécialistes, elle illustre également les ratés des mesures mises en place pour lutter contre le réchauffement climatique. France 24 s'est entretenu avec Benjamin Coriat, professeur émérite de sciences économiques à l'université Sorbonne Paris Nord, membre des Économistes atterrés et auteur notamment de l'ouvrage “Le bien commun, le climat et le marché” (Éd. Les Liens qui libèrent).

En quoi la crise énergétique actuelle est-elle liée selon vous aux mesures de lutte contre le réchauffement climatiques ? 

Benjamin Coriat : La transition vers les énergies renouvelables est à la fois un processus coûteux et difficile à anticiper, dans la mesure où il repose sur des technologies nouvelles, dont l'efficacité doit faire ses preuves à l'usage. Il est donc essentiel, en parallèle, de se prémunir auprès des fournisseurs de contrats de longs termes à prix fixes, de manière à garantir l'approvisionnement énergétique jusqu'à ce que les énergies renouvelables puissent prendre le relais de manière satisfaisante. 

Or, l'Europe a entrepris le chantier de la transition sans encadrer les prix de l'énergie, qui évoluent au gré de l'offre et de la demande. Sans filet de sécurité, un imprévu conjoncturel comme celui qui nous frappe aujourd'hui risque d'avoir un effet désastreux pour le climat, avec un repli vers des énergies plus accessibles en termes de prix mais très polluantes, comme le charbon. À ce titre, la crise énergétique que nous traversons traduit le manque d'anticipation et l'irresponsabilité de nos dirigeants en matière climatique.

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Les mesures censées inciter les entreprises investir dans la transition écologique sont-elles efficaces ?   

Le principe de faire payer les émissions de GES (gaz à effet de serre) est bien sûr un bon moyen pour pousser les entreprises à entreprendre des transformations de leurs modes de production vers les énergies vertes. Cet outil devait être une taxe fixant le prix de la tonne de CO2 et qui augmente chaque année, à mesure que se développent les moyens de productions énergétiques alternatifs. Le problème c'est que ce système n'a jamais été appliqué aux entreprises.

À la place, l'Europe a ouvert un marché des droits à polluer en 2005, et distribué gratuitement des bons fixant des seuils d'émission de CO2 au-delà desquels les entreprises doivent payer leurs émissions de GES. Comme ces seuils étaient très hauts, beaucoup d'entreprises restaient en dessous de la limite et revendaient une partie de leurs droits sur les marchés, permettant aux vrais gros pollueurs de continuer leurs activités à moindre coût. 

Aujourd'hui, avec la crise énergétique qui conduit à un repli sur les énergies disponibles parfois très polluantes, le prix de la tonne de carbone augmente considérablement et fait l'objet de spéculations, avec des acteurs qui achètent en espérant revendre plus cher, misant sur une aggravation de la crise. Soumis à la loi de l'offre et de la demande, ce système est une catastrophe qui n'a plus rien à voir avec la défense de l'environnement.

La crise a mis en lumière certaines limites de l'énergie renouvelable (manque de vent pour les éoliennes en Europe ou de précipitations pour les centrales hydroélectriques en Chine). Y-a-t-il eu des erreurs d'appréciation quant au bénéfice de ces technologies ?

En mettant en place ces outils, on découvre en effet un certain nombre de limites. Outre les contraintes météorologiques, il se pose également avec les éoliennes la question de l'implantation qui pose parfois problèmes aux résidents. C'est notamment le cas en mer, où elles sont le plus efficaces, mais où elles suscitent parfois des frictions avec les pécheurs. Le stockage de l'énergie demeure également un point faible. C'est pour cela qu'il faut investir massivement dans des recherches accélérées car au bout du compte, le bénéfice de ces technologies peut avoir un impact énorme dans la lutte contre le réchauffement climatique. De grands progrès ont déjà été réalisés notamment sur le coût de ces énergies qui a baissé de 60 % en 10 ans. Les pro-nucléaires avancent souvent l'argument économique de l'électricité produite par les centrales mais ils ne se basent que sur le prix de production. Or, si on y inclut le carénage (entretien des centrales), le démantèlement, et la conservation des déchets on se rend compte que le prix est en réalité très élevé. Aujourd'hui, il est urgent de changer de logiciel. La crise énergétique que nous traversons est le symptôme d'une transition écologique mal préparée. Nous avons besoin d'une politique d'investissement public extrêmement rigoureuse et d'un encadrement strict pour assurer des politiques de long terme. Car cette optique qui vise à laisser aux marchés le soin de réguler la transition énergétique est une grossière erreur.