
Rupture de stocks de médicaments, panique des consommateurs, contrebande, chute de la livre libanaise... Le secteur pharmaceutique libanais est en crise et fait craindre une pénurie de médicaments, alors que le pays du Cèdre fait déjà face à une situation économique désastreuse.
Les crises s’accumulent au Liban, où l’effondrement économique d’un État aux abonnés absents enfonce jour après jour la population dans la paupérisation. En plus de la crise financière et monétaire, de l’épidémie de coronavirus et des conséquences des explosions cataclysmiques du 4 août dans le port de Beyrouth, le pays du Cèdre doit faire face à une crise du secteur pharmaceutique, qui fait craindre des pénuries de médicaments.
La Banque centrale libanaise qui subventionne certains produits de première nécessité comme les médicaments, le pain ou encore l’essence, a laissé entendre, fin août, que l’absence de réserves suffisantes de devises en dollars américains ne lui permettrait pas de financer les importations de ces produits au-delà de trois mois.
Une perspective de levée des subventions, qui a provoqué une certaine panique et poussé de nombreux Libanais à se ruer dans les pharmacies, de crainte d’une hausse des prix et de pénurie à venir.
"Alors que les politiciens et les banques nous ont déjà tout volé, ils cherchent maintenant à stopper les subventions. Bientôt, nous ne mourrons plus dans les hôpitaux mais chez nous, peste Fadi, un sexagénaire posté devant l’entrée d’une pharmacie beyrouthine, un grand sachet en papier rempli de boîtes de médicaments à la main. Je suis en train de suivre un long traitement composé de cinq médicaments, c'est la quatrième pharmacie que je visite pour trouver certains d'entre eux. Si jamais il n’y a plus de subvention, et que les prix flambent ou pire, si les pharmacies ne sont plus livrées comment vais-je faire pour continuer à me soigner ?"
Depuis plusieurs semaines, de nombreux médicaments sont en rupture de stock et les pharmaciens ne cessent de mettre en garde contre une crise encore plus grave à venir. Le 13 octobre, un grand nombre d’entre eux, surtout dans le sud du pays, a observé une journée de grève pour protester contre la pénurie de médicaments et contre la détérioration des conditions de vie des professionnels du secteur.
De son côté, le ministère de la Santé a assuré que les quantités de médicaments actuellement stockées dans les entrepôts libanais suffisaient "pour une période allant de deux à trois mois", et appelé à une rationalisation de leur distribution "afin de répondre aux besoins jusqu'à la fin de l'année".
Panique après les explosions du 4 août
"Nous vivons une période très difficile, confie à France 24 Marilyn Moussally, pharmacienne à Biyakout, dans la région du Metn, à l’est de Beyrouth. Concrètement, 30 à 50 % des médicaments sont en rupture totale, tandis que les stocks qui restent sont très limités."
La pharmacienne explique que c’est à partir du mois d’août que les fournisseurs ont constaté qu’ils avaient vendu le double des quantités écoulées en juillet. “Il semble que de nombreux Libanais ont été pris de panique après les explosions du 4 août, en pensant que le Liban ne pourrait pas importer de médicaments en raison de la destruction d’une partie du port, indique-t-elle. Mais c’est surtout l’annonce de la Banque centrale sur les subventions, qui a accentué la panique des patients qui ont cherché à acheter encore plus de médicaments, pour faire des stocks, alors qu’il y en a moins en circulation".
Et d’ajouter : "Les clients de ma pharmacie me sollicitent en permanence, certains d’entre eux m’envoient des messages de détresse quotidiennement, parfois jusqu’à 1 heure du matin pour que je leur déniche des médicaments qu’ils ne trouvent plus ailleurs, parfois pour traiter des maladies chroniques, mais je ne peux pas faire de miracle ni de favoritisme".
En réaction au phénomène de panique, les distributeurs de médicaments, qui risquent eux-mêmes une pénurie de dollars pour passer leurs commandes, ont limité aux moyennes ordinaires de consommation les quantités des livraisons de médicaments aux pharmaciens. Une mesure prise faute de stocks suffisants pour couvrir la demande très élevée, qui est également destinée à freiner le phénomène de contrebande et les trafics de médicaments vers l’étranger.
"Les médicaments les moins chers du monde"
"La situation est intenable, à cause de ce climat de panique la consommation de médicament est trois à quatre fois supérieure à la normale, d’où les pénuries", explique à France 24 un employé d’un distributeur de médicaments, sous le sceau de l’anonymat.
Il explique que la donne est très avantageuse pour les patients puisqu’ils payent beaucoup moins cher leur traitement, tant qu’il n’est pas en rupture, en raison de la dévaluation de la livre libanaise (8 500 livres en moyenne pour 1 dollar au marché noir, contre 1 500 livres pour 1 dollar, soit le taux officiel avant la crise en cours depuis octobre 2019).
"Sachant qu’il n’y a pas de sécurité sociale au Liban, faire des économies par les temps qui courent est vital pour les Libanais, et c’est ce qui peut expliquer aussi la ruée sur les médicaments subventionnés, qui sont toujours vendus au taux de change de 1 500 livres pour un dollar. Mais avoir les médicaments les moins chers du monde a un effet pervers, car certains en profitent de la situation pour faire de la contrebande et du trafic vers les pays arabes comme la Syrie et l’Irak, où les médicaments subventionnés sont revendus beaucoup plus chers".
Ces dernières semaines, les forces de police libanaises ont intercepté à plusieurs reprises des contrebandiers tentant de quitter le territoire avec des cargaisons de médicaments. Le 6 octobre, elles ont indiqué avoir arrêté six ressortissants égyptiens à l'aéroport de Beyrouth en possession de près de 700 boîtes de médicaments.
حاوَلوا تهريب كميّة كبيرة من الأدوية عبر المطار، فكانت فصيلة تفتيشات المطار لهم بالمرصادhttps://t.co/DZ0dWZ3IA8#قوى_الامن pic.twitter.com/1VBFBOs1Nw
— قوى الامن الداخلي (@LebISF) October 6, 2020"Le médicament est le nouveau dollar au Liban, ironise Marilyn Moussally, qui cite l’exemple du Lipitor, prescrit pour soigner les personnes qui ont un taux de cholestérol élevé. “Ce médicament coûte 30 000 livres libanaises, soit près de 4 dollars aujourd’hui, contre 20 dollars avant la crise monétaire, précise-t-elle. Aux États-Unis ce remède coûte près de 100 dollars."
Toujours est-il que l’alignement des prix sur l’ancien taux de change est dommageable pour les pharmacies, dont certaines risquent fort de mettre la clé sous la porte faute de rentabilité, a mis en garde l’Ordre des pharmaciens libanais, selon lequel, près de 200 officines ont fermé ces dernières années.
"Le chiffre d’affaires de ma pharmacie a chuté de 40 %, en raison des ruptures de livraisons, sans compter que mes revenus ont également baissé à cause de la chute de la livre libanaise, explique Marilyn Moussally. Je ne peux pas laisser tomber mes clients, je résiste grâce aux investissements sur les produits parapharmaceutiques comme les crèmes et lotions pour bébés, qui devraient me permettre de compenser les pertes, mais pour combien temps encore ?"