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En 2015, au plus fort de la crise migratoire, la Grèce et ses îles s’illustraient par leur accueil et leur solidarité. Aujourd’hui, alors que 13 000 migrants se pressent à la frontière terrestre turco-grecque, les insulaires se montrent de plus en plus hostiles.
"Les habitants de Lesbos ont laissé leurs problèmes derrière eux pour aider les réfugiés". Nous sommes en mars 2016 et c’est le maire de Mytilène, Spiros Galinos, qui nous parle lors d’un reportage de France 24 sur la crise migratoire en Grèce. L’accord entre l’UE et la Turquie vient d’être signé, promettant d’endiguer les flux migratoires vers l’Europe. Et la Grèce d’Alexis Tsipras, pourtant en pleine crise économique, s’illustre par son humanité dans la politique d’accueil.
Lesbos, en première ligne, ouvre ses côtes aux embarcations à la dérive. Les projets de solidarités se multiplient, les humanitaires affluent et même les cimetières libèrent des places aux victimes de la mer. Pourtant déjà, l’inquiétude commence à poindre. "Si les migrants continuent d’arriver et sont coincés, cela va générer de la peur. Et la peur n’est bonne conseillère pour personne", prédit Spiros Galinos. Il aurait préféré ne pas être l’oiseau de mauvais augure.
À la "philoxenia" – tradition grecque d’accueil des étrangers – ont succédé la peur, puis l’hostilité. Face à la fragilité de la situation en Syrie et à l’ouverture des frontières turques vers l’Europe, qui ont précipité ce week-end plus de 13 000 personnes aux portes de la Grèce, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Athènes est passé en alerte maximale dimanche 1er mars.
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"N'essayez pas d'entrer illégalement en Grèce, vous serez refoulé"
Les autorités grecques ont annoncé la couleur : "N'essayez pas d'entrer illégalement en Grèce, vous serez refoulé", a averti le Premier ministre conservateur Kyriakos Mitsotakis sur Twitter à l'issue d'une réunion de crise. Le chef du gouvernement a également prévenu qu’aucune demande d’asile ne serait étudiée pendant un mois et que tout entrant illégal serait rejeté.
Des forces de l’armée grecque ont été déployées en grand nombre à Evros, l’un des postes de la frontière turque. Amnesty international dénonce un "usage excessif de la force et des tirs aléatoires de gaz lacrymogène dans la foule pour empêcher les migrants de passer la frontière." Le président turc Recep Tayyip Erdogan a pour sa part accusé les autorités grecques d'avoir tué deux migrants qui tentaient de franchir la frontière entre la Turquie et la Grèce.
Ces mesures suivent une série d’annonces, mi-février, hostiles aux migrants : à commencer par la mise en place d’un mur flottant, qui s’étendrait sur 2,7 kilomètres et mesurerait 1 mètre 10 de haut, dont 50 centimètres au-dessus de la mer. À cela s’ajoute le renfort de patrouilles de la marine en mer Égée, l’accélération de la procédure d’examen de demandes d’asile et la fermeture des centres d’accueil. Ces derniers, situés sur les îles de Lesbos, Chios, Kos, Leros et Samos abritent quelque 36 000 migrants pour une capacité de 6 200 places. La plupart d’entre eux tentent de survivre dans des conditions insalubres, sans hygiène, ni nourriture suffisante. Et ce alors que de nouveaux arrivants sont attendus.
Crispation à Lesbos
Au moins un millier de migrants en provenance de Turquie ont gagné les îles de la mer Egée, selon la police grecque, le week-end du 1er mars. Un flux qui risque de s’accentuer. "Parmi les milliers de personnes qui étaient à la frontière dimanche, une partie est repartie à Istanbul, l’autre se dirige vers Izmir, probablement pour prendre des embarcations en direction des îles, notamment Lesbos", explique à France 24 Joe Lowry, l’un des porte-parole de l’OIM.
Mais face à la détresse des migrants, c’est la colère des îliens qui gronde. Le 1er mars, 150 habitants de Lesbos ont brûlé un ancien centre d’accueil de l’ONU – vide – près de la plage de Skala Sykamineas. Plus tôt, aux cris de "rentrez en Turquie", des habitants de l'île ont empêché une cinquantaine de migrants, dont plusieurs enfants, d'accoster avec leur canot après plusieurs heures en mer. Un journaliste s'est fait agresser par des habitants alors qu'il couvrait l'événement. Le lendemain, le corps d'un enfant était retrouvé sans vie au large des côtes de Lesbos.
Sur la route du camp de Moria, un autre groupe d'habitants munis de chaînes et de pierres a tenté d'empêcher les bus de la police transportant des demandeurs d'asile, arrivés dimanche, d'accéder au centre de réception et d'enregistrement, indique l'agence de presse grecque ANA. Même les humanitaires estiment qu’il devient difficile de travailler dans ces conditions et certains ont dû quitter l’île.
Des actes "xénophobes" qui restent le fait d’une "minorité", relativise Eva Cossé, spécialiste de la Grèce pour Human Rights Watch (HRW), interrogée par France 24. La solidarité perdure sur l’île et la tradition d’accueil n’est pas complètement morte, assure-t-elle, sans nier toutefois la crispation d’une population face à une situation devenue "hors de contrôle". En quatre ans, Lesbos est en effet devenue le symbole de l’échec européen en matière d’accueil et de politique migratoire.
"Lesbos s’est transformée en grand centre de prison"
En 2015, alors que Lesbos est le théâtre d’un drame humanitaire sans précédent, s’ouvre sur les hauteurs de l’île, le "hotspot" de Moria financé par les subsides européens. L’UE prétend soulager les pays d’entrée – la Grèce et l’Italie principalement – en mettant en place des centres d’accueil fermés pour accueillir, contrôler et "filtrer" rapidement les migrants à leur arrivée en Europe. Un programme de relocalisation est aussi mis en place pour permettre de transférer une partie des réfugiés vers d’autres États membres. En mars 2016, l’accord UE-Turquie vient ensuite renforcer ces mesures : en échange de 6 milliards d’euros, la Turquie s’engage à contrôler les frontières et à récupérer les déboutés du droit d’asile.
Du point de vue des chiffres, ces mesures sont efficaces : en quatre ans, les flux de migrants se tarissent. Des 860 000 personnes arrivées sur les côtes grecques en 2015, on passe à 45 000 en 2019, selon l'OIM. Néanmoins, pour ceux et celles qui ont débarqué à Lesbos, la situation n’a fait qu’empirer. Et comme le redoutait le maire de Mytilène, ceux qui n’étaient que de passage ont fini par rester, dans des conditions de vie alarmantes. "En 2015, les migrants ne faisaient que transiter par Lesbos. Aujourd’hui, les migrants sont bloqués pendant des mois, voire des années, et l’île s’est transformée en un grand centre de prison", témoigne Eva Cossé.
Manque de solidarité européenne
Sur les 100 000 relocalisations programmées depuis l’Italie et la Grèce, 28 % avaient bien eu lieu deux ans plus tard, selon la commission européenne. Seuls Malte, le Luxembourg et la Finlande ont respecté leurs engagements tandis que d’autres, comme la Hongrie, la Pologne et n’ont pas du tout participé à l’effort. Quant à la France, elle n’a pas rempli le contrat : sur les 19 714 personnes qu’elle s’était engagée à accueillir en 2015, 25,5 % des demandeurs d’asile y avaient été relocalisés trois ans plus tard.
Par ailleurs, seule la Grèce a continué à jouer le jeu des hotspots insulaires. Résultats, plus de 20 000 s’entassent à Lesbos dans un camp prévu pour 2 600 personnes et près de 7 000 à Samos pour un camp prévu pour 670. "C’est la quatrième année de surpopulation mais les chiffres ne font qu’augmenter. C’est cette dégradation qui fait peur aux habitants. Ils ont l’impression d’être en ‘frontline’ et d’être abandonnés par l’Europe", analyse Eva Cossé.
"La Grèce a bénéficié d’aide financière, mais c’est maintenant d’une aide logistique dont elle a besoin et d’un vrai politique de relocalisation", poursuit la spécialiste. Emmanuel Macron a assuré la Grèce de son soutien et souligné sa "pleine solidarité" et sa volonté de "leur prêter une assistance rapide et protéger les frontières". Des promesses auxquelles les habitants de Lesbos n’osent plus vraiment croire.