Après le retentissement médiatiques des meurtres d'Ingrid Escamilla, 25 ans, et de Fatima, 7 ans, les associations féministes mexicaines mettent sous pression le président de gauche, Andrés Manuel Lopez Obrador. Elles lui reprochent son inaction en matière de violences faites aux femmes.
"Amlo féminicide !" Le message est désormais inscrit en lettres rouges sur le palais de la présidence du Mexique. Lassées par des années d'inaction de l'État, les associations féministes mexicaines ont décidé de réclamer des comptes au président de gauche mexicain, Andrés Manuel Lopez Obrador (surnommé Amlo), au pouvoir depuis décembre 2018.
Le pays connaît une nouvelle vague de manifestations contre les féminicides, les meurtres de femmes. L'élément déclencheur a été l'assassinat par son partenaire d'Ingrid Escamilla, 25 ans, tuée le 9 février. La jeune femme a été poignardée par son compagnon qui l'a ensuite dépecée. Des images du corps mutilé de la jeune femme ont ensuite été publiées par les tabloïds locaux, déclenchant des torrents de protestation puis une manifestation massive le 14 février.
La découverte, samedi 15 février, au sud-est de la capitale, du corps d'une fillette de 7 ans a renforcé la détermination des manifestantes. Si l'enquête n'a pas encore déterminé les circonstances du meurtre de la fillette, les activistes font le lien entre ce nouvel assassinat et les féminicides quotidiens au Mexique. La mobilisation est aussi visible sur les réseaux sociaux avec les mots-clés #Justiciaparatodas (Justice pour toutes) et #Niunamenos (Pas une de plus).
Portant des vêtements noirs et certaines le visage couvert, les protestataires ont exigé du président mexicain Amlo la levée de l'impunité dont bénéficient les criminels et la fin de la violence sexiste.
La stratégie d'Amlo interroge
Le problème des féminicides n'est pas nouveau au Mexique mais il continue d'atteindre de tristes records. Selon l'Inegi (l'institut de statistiques mexicain), en 2018, près de 10 femmes étaient assassinées chaque jour. Parmi ces meurtres, 90 % restent impunis.
Amlo, premier président de gauche du Mexique, portait avec lui les espoirs du changement propre à chaque alternance. Quatorze mois après son investiture, les associations féministes déchantent.
Au cours de sa conférence de presse du 15 février, le président a été interpellé sur la question des féminicides par Frida Guerrera. Cette activiste lui a reproché de parler beaucoup plus des problèmes de corruption que des meurtres récurrents de femmes.
"Je ne fuis pas mes responsabilités", a voulu rassurer Amlo. Peu convaincant pour les mouvements féministes qui reprochent au leader de Morena son manque de stratégie claire sur la question, à l'image de cette nouvelle déclaration au lendemain de la découverte du corps de la fillette de 7 ans.
"Nous nous attaquons aux causes et nous pensons qu'il faut une société plus juste, plus égalitaire, fraternelle, avec des valeurs, où l'individualisme n'est pas ce qui prévaut mais l'amour du prochain, la présence d'amour, l'absence de haine, qui permettent de faire face à tous les défis.", a-t-il déclaré, sans annoncer de mesures concrètes.
Depuis les deux meurtres, les manifestations se multiplient devant le palais présidentiel. Les manifestantes exigent du président qu'il agisse concrètement contre ce fléau et réclament "des excuses publiques" de sa part après des propos qu'elles jugent déconnectés de la réalité.
Peu de solutions claires
Le président mexicain se refuse pour le moment à rencontrer les associations féministes. Amlo préfère déléguer cette tâche à Claudia Sheinbaum, la maire de Mexico, et Olga Sánchez, sa ministre de l'Intérieur.
Cette dernière a affirmé sur son compte Twitter que "l’agenda [des revendications] des femmes était une des priorités du gouvernement". Elle a aussi promis des "sanctions contre les responsables de la diffusion" des images du crime d’Ingrid Escamilla.
La agenda de mujeres es una prioridad para el gobierno de la #4T como lo ha expresado el presidente @lopezobrador_ y para lo cual la @SEGOB_mx @inmujeres @CONAPRED y @CEAVmex trabajamos en la estrategia y esta mañana tuvimos una sesión muy productiva. pic.twitter.com/DCMHYfHBVe
— Olga Sánchez Cordero (@M_OlgaSCordero) February 14, 2020L'affaire Ingrid Escamilla doit servir d’"exemple de ce qu’il ne faut jamais faire" a ajouté la ministre, jeudi 13 février.
Reste que les manifestantes réclament justice, à l'image de la mère de Fatima qui, dans une interview au quotidien locla Milenio a demandé : "Justice doit être rendue, pour la mienne et pour toutes les autres femmes qu’ils ont emmenées et à qui ils ont pris la vie."
Un début de réponse est venu de l'Assemblée nationale. Les législateurs ont voté l'augmentation de la peine pour féminicide de 45 à 65 ans de prison, contre 40 à 60 ans précédemment. Ils ont également cherché à durcir les peines pour abus sexuels sur mineurs de 10 à 18 ans de prison, contre 6 à 13 ans auparavant. Le texte doit encore passer l'épreuve du Sénat.
Cependant, les mesures concrètes manquent. Interrogé par les journalistes, le président s'est déclaré favorable à la création d'un parquet spécialisé dans les féminicides.
"Je le conçois très bien et tout ce qui est fait pour parvenir à la paix et à la tranquillité, nous le voyons très bien et nous continuerons d'aider dans tous les domaines", a-t-il déclaré, sans toutefois expliciter quoique ce soit.
Lutter contre la multiplication des violences dans la société mexicaine
Mais au-delà de cette inflexion dans les politiques publiques, plusieurs experts de la question des violences féminicides au Mexique estiment que la solution passera aussi par un changement des mentalités de la société mexicaine.
"Nous faisons face à davantage qu'une violence traditionnelle contre les femmes. Depuis 2007, avec l'émergence de la violence liée au narcotrafic, les meurtres se sont multipliés sur la voie publique, tant pour les hommes que pour les femmes" note Ana Pecova, directrice de l'organisation Equis Justice for Women, dans une interview à El Pais.
"En tant que société, nous nous nourrissons du morbide, d'une joie à voir des corps brisés. Ces méthodes cruelles viennent de la guerre", explique Patricia Ravelo Blancas, universitaire spécialiste des féminicides, interrogé par El Pais. "Des jeunes, et pas seulement des narcos, sont fascinés par ce genre de méthode." Une cruauté qui fatalement infuse dans le reste de la société et conduit à l'explosion de la violence.
L'anthropologue estime que pour sortir de cette spirale, il faut "changer les structures mentales qui conçoivent les femmes comme des objets ou des sources de plaisir". "Il faut générer une culture d'inclusion, de respect et d'égalité" dès l'école.
Le Mexique a enregistré 1 006 victimes de féminicides en 2019, selon les chiffres officiels. Un nombre qui pourrait être en-deça de la réalité, la constitution devant la loi de ce délit spécifique reste lacunaire, preuve encore une fois, de la faiblesse des institutions mexicaines sur le sujet.