
Une monnaie digitale française pourrait être introduite dès le premier trimestre 2020, a annoncé la Banque de France. Elle pourrait mener à la création d’une monnaie dématérialisée européenne qui vise à frustrer les ambitions de Facebook et de sa libra.
Avant Facebook, avant la Suède ou même avant la Chine, la France lancera-t-elle en premier une cryptomonnaie ? François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, a annoncé, le 5 décembre, son intention de tester une monnaie digitale de banque centrale (MDBC) dès le premier trimestre de 2020. Les autres pays en sont encore à la phase de réflexion et le projet libra de Facebook semble avoir pris du retard sur son objectif initial d’une sortie l’an prochain.
Dans un premier temps, la MDBC de la Banque de France sera incolore et indolore pour le commun des Français. La nouvelle monnaie dématérialisée sera réservée aux transactions interbancaires et aux “grands comptes”. Si, par exemple, une grande entreprise souhaite emprunter de fortes sommes d’argent, elle pourra avoir recours à des MDBC qui “devraient, en toute logique, être adossés à l’euro”, estime Hugues Morel, président de 99Advisory, un cabinet de conseil pour les institutions financières, contacté par France 24.
Test avant l’”e-euro” pour tous ?
L’avantage est que “la transaction pourra être plus rapide et efficace”, estime Nathalie Janson, économiste et spécialiste des cryptomonnaies à l’école de management Neoma Business School. Un virement en monnaie dématérialisée peut être instantané, alors que la même opération en euro traditionnel est, généralement, traitée en quelques jours.
La Banque de France préfère commencer par des “grands comptes” afin “de tester la fiabilité du système avec des acteurs de la finance clairement identifiés dans un cadre restreint et maîtrisé, où ne se pose pas la problématique du blanchiment d’argent ou du financement d’activités illégales, comme le terrorisme”, estime Hugues Morel. L’un des principaux reproches fait au bitcoin est qu’il est très prisé par la criminalité internationale, car il permet de contourner les circuits bancaires traditionnels tout en offrant un certain anonymat.
L’objectif de la Banque de France n’en demeure pas moins, à terme, de mettre à disposition du grand public une monnaie dématérialisée pour les transactions du quotidien. Mais ce futur “e-euro”, ne sera pas forcément “made in France”. François Villeroy de Galhau a estimé que la France pourrait servir de “laboratoire” pour une éventuelle monnaie européenne dématérialisée européenne qui serait pilotée par la Banque centrale européenne. Christine Lagarde, la nouvelle directrice de la BCE, s’était d’ailleurs montrée très ouverte à l’idée d’un “e-euro” lors de son audition par la Parlement européen, en septembre 2019.
La France, avant-garde de la riposte à libra de Facebook
En réalité, François Villeroy de Galhau veut que la France joue le rôle d’une sorte d’épicentre de la riposte des banques centrales européennes face à la “menace libra” de Facebook. L’annonce du lancement prochain de la MDBC française est, à ce titre, “autant économique que politique”, juge Nathalie Janson. “La Banque de France réfléchissait déjà depuis un certain temps à l’utilisation des cryptomonnaies, mais le coup d’accélérateur a été donné par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, qui, après l’annonce du lancement de la libra en juin 2019, a déclaré qu’il était hors de question que Facebook – une entreprise privée – [ne] devance les banques centrales dans un secteur qui relève de la souveraineté nationale”, détaille la spécialiste française.
Rendons aux banques centrales ce qui appartient aux banques centrales, c’est-à-dire la prérogative de battre monnaie : telle semble être la motivation principale de Paris dans cette affaire. “Le gouverneur de la Banque de France prend, sous la pression du ministre de l’Économie, une position de précurseur dans l’espoir que d’autres banques centrales lui emboîteront le pas”, analyse Hugues Morel.
Une révolution qui peut coûter cher
Pour lui, la MDBC française est la réaction d’un grand fauve qui voit un autre super-prédateur – Facebook – faire une incursion dans son pré carré. Mais il rend justice au gouverneur de la Banque de France d’avoir senti “le sens de l’histoire”. La dématérialisation de la monnaie “est une évolution inéluctable”, affirme le président de 99Advisory. Dans certains pays, comme la Suède, l’argent liquide est déjà une espèce en voie d’extinction, tandis que d’autres, tels que le Venezuela ou le Zimbabwe, réfléchissent à l’utilisation de cryptomonnaies pour pallier l’instabilité financière. Pour les experts interrogés, si l’Europe ne se met pas rapidement à la page, l’euro pourrait être condamné à jouer un rôle de spectateur dans un système financier international dominé par des acteurs privés comme Facebook ou alors par des États comme la Chine.
Mais cette course aux monnaies digitales n’est pas sans risque. La Banque de France avertit ainsi que la MDBC pourrait coûter cher aux banques. Par exemple : une institution financière “déjà fragile, pourrait être poussée à la faillite par des clients importants qui auraient décidé de vider leurs comptes pour échanger l’argent contre des MDBC plus sûres et détenues par la Banque de France”, explique Nathalie Janson.
Les monnaies dématérialisées présentent aussi un défi pour la protection des données privées. L’utilisation des monnaies digitales laisse des traces numériques (chaque transaction est enregistrée) “qui risquent d’être utilisées et exploitées à des fins commerciales”, souligne Nathalie Janson. Le fait que la Banque de France s’associe à des “innovateurs privés” du secteur – c’est-à-dire des start-up financières – pour développer sa MDBC pose la question de savoir qui aura accès aux données des utilisateurs de cette monnaie et comment ces informations privées seront protégées.
Et au final, si les monnaies digitales devenaient réellement le futur, le public serait alors face à un dilemme. Choisir qui, d’une banque centrale, d’une multinationale comme Facebook ou d’un régime autoritaire tel que la Chine aura accès à ses historiques d’achats et ses données bancaires.