Polémique autour du lauréat du Prix Nobel de littérature 2019, Peter Handke. Les attaches de l'auteur autrichien avec la frange nationaliste de l’intelligentsia serbe refont surface. Deux membres du comité Nobel ont démissionné.
L'académie Nobel de littérature peut-elle supporter un nouveau scandale ? Deux membres parmi ceux qui ont été récemment intégrés au comité, les écrivains Kristoffer Leandoer et Gun-Britt Sundström, ont claqué la porte de l'institution, lundi 2 décembre, donnant un nouvel écho à l'affaire Peter Handke, lauréat du prix Nobel de littérature pour l'année 2019, et qui a reçu son prix le 10 décembre.
Gun-Britt Sundström invoque le problème en terme "d'idéologie". Bien qu'elle se dise "heureuse" d'avoir participé à la désignation de la poétesse polonaise Olga Tokarczuk, elle s'oppose au sacre de l'écrivain autrichien. "Le choix du lauréat 2019 ne s'est pas limité à récompenser une œuvre littéraire mais a également été interprété, tant au sein qu'en dehors de l'académie, comme une prise de position qui place la littérature au-dessus de la 'politique'", a-t-elle écrit au journal Dagens Nyheter. "Cette idéologie n'est pas la mienne", a-t-elle ajouté.
Kristoffer Leandoer et Gun-Britt Sundström reprennent donc leur liberté. Chacun était membre externe du comité Nobel de littérature de l'Académie suédoise, nommés pour accompagner le redressement de l'académie après ses déboires de 2017 et les scandales impliquant le Français Jean-Claude Arnault. À la suite de cette affaire, qui a éclaboussé le mode d'attribution du prix de littérature, le quotidien suisse Le Temps avait titré, fin septembre : "Prix Nobel : Stockholm n'a plus droit à l'erreur".
Rapports troubles avec la mémoire serbe
La littérature au-dessus de la politique : voilà la difficile position d'équilibriste de Peter Handke, dont l'œuvre prolifique est éditée en France par la prestigieuse Maison Gallimard. Il est le traducteur de Shakespeare, de René Char et de Patrick Modiano. Il a soufflé à Wim Wenders plusieurs idées de long-métrages, notamment le film devenu une référence cinématographique, "Les ailes du désir". Et dans le même temps, cet écrivain autrichien connaît bien l'ex-Yougoslavie et entretient des rapports troubles avec la mémoire du conflit armé des années 1990, notamment sur les responsabilités du massacre de Srebrenica.
Les critiques parmi les plus étayées à l'encontre de l'écrivain proviennent du site de lanceurs d'alerte américain, "The Intercept". Le journaliste Peter Maass a publié de longues enquêtes qui tendent à montrer que Peter Handke ne peut ignorer les atrocités perpétuées par les forces serbes. Peter Maass assure notamment que l'écrivain, en possession d'un passeport yougoslave, a logé en 1998, lors d'une visite en Bosnie, dans l'hôtel "Vilina Vlas" à Visegrad, lieu qui a servi aux forces serbes pour mener des actes de torture et de viol durant la guerre.
Le positionnement pro-serbe de Peter Handke a déjà posé problème par le passé. À l'automne 1995, quelques mois après le massacre de Srebrenica, l'auteur est parti en Serbie et a rapporté ses impressions de voyage dans un livre controversé, "Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina", qui passe sous silence l'existence de charniers à Srebrenica. Sept ans plus tard, il provoque un tollé en se rendant aux funérailles de l'ex-président yougoslave Slobodan Milosevic, décédé avant d'entendre son verdict pour crimes de guerre dans le procès intenté par la justice internationale. Ce geste pousse la Comédie-Française à déprogrammer la pièce de théâtre "Voyage au pays sonore ou l'art de la question", qui devait être créée début 2007 au Théâtre du Vieux-Colombier, dans une mise en scène de Bruno Bayen.
Ne pas "diaboliser" l'écrivain
Pour comprendre les liens qui unissent encore aujourd'hui Peter Handke à la Serbie, il faut entendre cette déclaration de l'écrivain à Radio Belgrade, après l'annonce du Nobel, et relatée par Courrier International : "Saluez tout le monde en Serbie, je ressens votre joie en raison de mon prix". Le correspondant de France 24 à Belgrade, Laurent Rouy, rapporte qu'une "élite intellectuelle en Serbie interprète ce prix Nobel comme un blanc-seing adressé à la Serbie, qu'elle estime injustement incriminée par le passé. Mais ce mouvement n'a concerné que quelques personnalités du monde de la culture, connues pour leur nationalisme, leur positionnement politique très à droite", nuance-t-il.
Pour preuve : une lettre signée par 115 artistes et universitaires, et adressée au comité Nobel, le 3 décembre, pour défendre Peter Handke et son œuvre littéraire. Le collectif demande au comité de Stockholm de ne pas "diaboliser" l'écrivain, et plaide pour que le terme de génocide soit réservé uniquement "aux juifs, aux Arméniens et aux Serbes" (sic). Cette lettre est signée par des personnalités connues pour leur soutien au nationalisme serbe – parmi lesquelles se trouvent notamment le militant d'extrême droite Yves Bataille et le réalisateur Emir Kusturica. Réplique à cette lettre : l'Académie des sciences et des arts de Bosnie-Herzégovine a également écrit au Comité Nobel, à Stockholm, pour exprimer son "aigreur morale et [son] mécontentement de voir le prestigieux prix littéraire attribué à Peter Handke".
Le 10 décembre, l'écrivain âgé de 76 ans a été reçu par le roi de Suède, pour la remise du diplôme et du chèque réservé par l'Académie suédoise, qui a salué son œuvre prolifique comme celle de "l'héritier de Goethe". Il a également été accueilli par le collectif des "mères de Srebrenica", très actif à l'international pour faire entendre la voix des victimes des atrocités serbes, et qui s'était donné rendez-vous devant le bâtiment de remise du prix Nobel.