Moins évident à détecter que les violences physiques et sexuelles, le harcèlement moral est présent dans la téléréalité. Le CSA peine encore à le sanctionner, malgré les plaintes des spectateurs et les témoignages d'ex-candidats.
"Ça me rappelle quoi ça ? Le harcèlement scolaire. C’est clairement le même procédé sauf que là c’est télévisé", a récemment tweeté une internaute, à propos d’une séquence de l’émission de téléréalité "Les Vacances des Anges 3", diffusée sur la chaîne NRJ 12. Le message a été retweeté ou aimé par 36 000 personnes, preuve que la scène n'a pas laissé indifférent.
Vous voyez ça me rappelle quoi ça? Le harcèlement scolaire. C’est clairement le même procédé sauf que là c’est télévisé. Vous montrez ça aux jeunes collégiens, bien entendu qu’ils vont reproduire le même schéma. Ça me dégoûte vraiment. https://t.co/aPO44wb9gy
Queen Strabisme ✍???? (@SoleneMcQueen) 30 septembre 2018Lorsqu'on lance la vidéo en question, on voit une candidate s’attirer les foudres des autres participants car son maillot de bain était, selon eux, porté "trop haut". Moqueries et insultes, la scène en question a toutes les caractéristiques du harcèlement moral, du même niveau que celui qui sévit dans les cours de récréation.
Julie, la candidate prise à partie dans la séquence, est loin d’être la première victime de ce genre de comportement dans une émission de téléréalité française. En 2016 déjà, une candidate des "Anges de la téléréalité" prénommée Aurélie subissait l’acharnement de ses camarades. "Tu vas voir ce que c’est un vrai bizutage, tu vas pleurer tous les jours de ta vie", lançait à son encontre l’un des participants avant de jeter ses affaires par la fenêtre, sous le regard amusé des autres candidats.
À cette époque, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) avait " appelé NRJ 12 à la plus grande vigilance quant à (...) la mise en avant excessive de l’esprit d’exclusion et des conflits violents entre candidats", après la réception de nombreuses plaintes de la part de téléspectateurs. L’autorité de régulation avait mis en garde la chaîne, en indiquant que ce genre de scène pouvait entraîner "une classification de l’émission en programme de catégorie III" (autrement dit pictogramme -12 et diffusion après 22 h).
Le CSA ne "peut pas réagir à la vitesse de Twitter"
Si les cas similaires se sont multipliés au fil des années (Martika dans "La Villa des cœurs brisés" sur TFX, Sarah Van Elst dans "Les Anges de la téléréalité" sur NRJ 12), le CSA n’est pas forcément intervenu à chaque fois que les internautes ou les téléspectateurs pointaient du doigt une séquence.
Interrogés par France 24, les membres de l'institution ont souhaité nous répondre d'une seule voix. "Nous ne réagissons jamais à la vitesse de Twitter, car les cas demandent une instruction", expliquent-ils. "Nous faisons très attention. Il y a quelques années, une pétition accusant Super Nanny de maltraitance avait récolté des milliers de signatures sur Internet. Après réception de la pétitionnaire et visionnage des images, on a réalisé qu’il n’y avait pas maltraitance. Cependant, nous avons mis en place des moyens pour mieux encadrer la participation des enfants dans ce genre d’émission."
Si le CSA a pour mission de "faire la balance entre les droits fondamentaux, pour que la liberté d’expression et de communication respecte la non-incitation à la haine, l’intégrité et la dignité de la personne…", l’instance de régulation n’est pas forcée d’attendre les signalements pour ouvrir une instruction puisqu’elle peut également s’autosaisir. "Qu’il y ait une plainte ou un million, nous traiterons le dossier de la même manière."
Et bien qu'il soit plus facile de repérer des séquences de violences physiques, "le harcèlement moral est lié à la violence. Il est donc traité comme telle", nous assure le CSA. Les violences physiques ou sexuelles semblent être encadrées, puisqu'elles ne sont pas diffusées à l'antenne mais font l'objet de témoignages d'anciens candidats. Alors pourquoi les abus moraux passent-ils encore entre les mailles du filet en se retrouvant à l'écran ?
"C'est hyper dur sur le coup"
Des plaintes, il y en a eu. "Énormément depuis six mois", nous précise le CSA, qui indique d’ailleurs que la séquence des "Vacances des Anges 3" citée en début d’article a été signalée "quatre fois" pour le moment et qu'une instruction a donc été ouverte. Mais, avant même que le CSA intervienne ou non, qu’en est-il des candidats victimes de ces comportements ?
Morgane Enselme, candidate en 2011 de la saison 5 de l’émission Secret Story, a subi une mise à l'écart et un harcèlement moral de la part de ses camarades de jeu. " C'est hyper dur sur le coup. Il y a des études qui montrent que l'exclusion sociale est plus douloureuse que de la souffrance physique. En général après l'orage, les gens viennent s'excuser, ils réalisent qu'ils ont été trop loin et ils ont honte. Enfin, ça, c'est quand on a de la chance, sinon c'est juste un sale moment où les gens se défoulent en sortant toute la haine qu'ils ont en eux et on leur sert de punching ball."
Un business du "clash" pour les chaînes
Ces séquences d'excuses sont rarement gardées au montage. Bien moins en tout cas que les "clashs", dont il y a même des compilations sur Internet, ou des comptes dédiés sur les réseaux sociaux. "C'est ce qui fait le buzz et c'est ce qu'ils veulent", poursuit Morgane Enselme, critique envers la production. "Ils montent les candidats les uns contre les autres en permanence. Ils vont jusqu'à nous obliger à rester tous dans la même pièce pendant une ou deux heures jusqu'à ce que ça pète. Sauf si ça va jusqu'à de la violence physique ou si on demande à voir le psy en disant qu'on a des pensées morbides. Là, ils vont demander aux plus virulents de se calmer – les mêmes qu'ils ont encouragés au départ en leur disant des trucs comme : 'Vas-y, le public adore quand tu montres que t'as du caractère et que tu clashes des gens.'" Car "avoir du caractère", "être une grande gueule", c’est s’assurer d’attirer les caméras. Et donc d’exister parmi la vingtaine de candidats présents.
Un exemple dangereux pour un public encore jeune
Le problème, c’est le cœur d'audience de ces émissions. En septembre 2017, NRJ 12 annonçait être le "leader TNT en 'after-school' sur les 15-24 ans" (selon les chiffres de Médiamétrie, NDLR). Une tranche d’âge où le harcèlement scolaire sévit encore largement, puisqu’un rapport de l’éducation nationale précisait à la même époque que "plus de 700 000 élèves en sont victimes". Si le lien entre les deux phénomènes n’est pas établi, il est évident pour Morgane Enselme que "ça légitime la méchanceté et l'agressivité. On leur montre des émissions dans lesquelles il faut être le plus méchant, écraser les autres, et trahir des gens pour gagner... C'est la leçon qu'ils en tirent." Interrogé par France 24, NRJ Group n’a pas donné suite à nos sollicitations.
En septembre, #NRJ12 leader TNT en after school sur les 15-24 ans ! Merci à tous ???? RDV dès 17.20 pour une nouvelle semaine ???? pic.twitter.com/NG8D1C6AhF
NRJ 12 (@NRJ12lachaine) 2 octobre 2017Que faire pour que ces pratiques soient moins fréquentes, ou à la rigueur que le public soit averti de la présence d’une violence morale ? Le CSA nous annonce être "actuellement en discussion pour aboutir à un engagement clair et motivé sur les limites à ne pas franchir en matière d’image des femmes… et des hommes". Un genre de code de bonne conduite, pour mieux encadrer des schémas nocifs difficiles à identifier, mais faciles à reproduire. Pour l'instant, aucune date n'a été fixée quant à sa mise en application. De son côté, Morgane Enselme suggère qu'il faudrait "peut-être commencer par condamner les émissions qui montrent des séquences de bashing". La méthode est simple, selon elle : "Arrêter de regarder, de commenter et de célébrer ces comportements".
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