Le week-end dernier à Paris, le Grand Palais accueillait un événement monté en partenariat avec le ministère de la Culture et Google. À cette occasion, les visiteurs ont "mis la main à la pâte" gratuitement pour le géant de la tech.
La manifestation gratuite s'intitulait Art #Connexion. Au Grand Palais du 7 au 9 juillet, elle réunissait 15 expériences autour de l'intelligence artificielle (IA) et de l'art. Parmi elles, le dispositif #DrawToArt invitant les visiteurs à gribouiller un dessin afin que l'IA de Google identifie l'œuvre lui ressemblant le plus.
Pour le dire autrement, "Google propose aux usagers du musée d’entraîner ses IA avec Autodraw. Pratique", fait remarquer amèrement le sociologue Antonio Casilli.
Pour le maître de conférences en humanités numériques, il s'agit ici de digital labor, une expression qu'il a largement contribué à populariser ces dernières années. En 2015 dans cet article d'INA Global, Casilli considère que le digital labor englobe "les activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles", lesquelles forme un "travail invisible" dont l'existence a pour conséquence de "nourrir les profits des industriels".
Comment nous sommes-nous retrouvés à travailler gratuitement pour les géants de la tech, sans vraiment nous en rendre compte ? Alors que le fait de naviguer sur Internet nous semble la plupart du temps guidé par le plaisir et la découverte, il est important de rappeler que cette activité n'est en aucun cas rendue possible grâce à la générosité et l'ergonomie des plateformes en ligne. Au contraire, c'est bien grâce aux internautes et à leur utilisation d'Internet que les acteurs du numérique sont capables d'optimiser leurs services et de générer du profit.
"C'est grâce aux internautes et à leur utilisation d'Internet que les acteurs du numérique optimisent leurs services et génèrent du profit"
Cette forme d'exploitation peut sembler difficile à caractériser à partir du moment où elle ne ressemble pas à du travail conventionnel (comme celui qui peut vous mobiliser plusieurs heures par jour, concentré à réaliser des tâches précises pour lesquelles un employeur vous rémunère). Poster une photo sur Facebook, partager une pensée sur Twitter, jouer avec l'Autodraw de Google, cliquer sur un résultat de moteur de recherche ou même discuter sur Skype avec un cousin qui habite à l'autre bout du monde... Ces différentes actions sont plutôt associées à une libre gestion de son temps, et non à une mission qu'on nous aurait assignée. Pourtant, toutes produisent bien de la valeur à partir du moment où elles génèrent des métadonnées, et donc des métriques sur le comportement en ligne, exploitables par les "capitalistes du numérique" comme les appelle Antonio Casilli. Souvenez-vous de Captcha, ces petits tests d'identification que l'on retrouvait sur bon nombre de sites lors de l'inscription. En participant à ce petit exercice permettant aux sites de repérer les bots, les internautes travaillaient pour Google, qui cherchait dans le même temps à numériser sans frais des livres. C'est finalement exactement ce qui s'est à nouveau produit au Grand Palais, lorsque la firme de Mountain View a mobilisé des visiteurs en les laissant dessiner pour alimenter le machine learning et entraîner son intelligence artificielle.
Avoir conscience de l'existence d'un digital labor est essentiel pour comprendre l'économie numérique de notre époque. Pour Antonio Casilli, c'est aussi un moyen de discuter ensemble de l'idée d'un revenu inconditionnel universel des internautes, qui pourrait éventuellement passer par le revenu de base inconditionnel tel qu'envisagé ces dernières années. Celui-ci serait une façon de récompenser les citoyens pour la nature collective de ce travail invisible, disseminé en un nombre incalculables de petits gestes qui font leur présence numérique quotidienne.
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