Ancien seigneur de guerre libanais et avocat chiite à la faconde familière, Nabih Berri, allié du régime syrien, s’accroche à la présidence de la Chambre des députés depuis 1992. Portrait.
Les récentes élections législatives organisées au Liban, les premières depuis 2009, et la nouvelle loi électorale votée en 2017, n’ont pas empêché les figures du passé de se maintenir au pouvoir. À commencer par l’indéboulonnable Nabih Berri, réélu pour la sixième fois d’affilée, le 23 mai, à la présidence de la Chambre des députés libanaise . Et ce, sans que personne n’ose se présenter contre cet allié traditionnel du régime syrien voisin. Du haut de son perchoir, l’avocat chiite à la voix rocailleuse, président du mouvement Amal, règne sans partage sur cette institution-clé à laquelle il impose son rythme et ses petites phrases depuis 1992.
"Nabih Berri est un tacticien habile, un calculateur extrêmement rusé et un politicien à la fois réaliste et raisonnable, explique à France 24, sous le sceau de l’anonymat, un ancien élu libanais qui a côtoyé de très près le leader chiite. Il a un instinct de survie politique hors du commun, et sa longévité s’explique par sa capacité à manœuvrer en terrain hostile, et à se rendre incontournable en période de crise, qu’il peut avoir parfois lui-même provoqué."
Redoutable chef de milice
Né en 1938 au Sierra Leone, au sein d’une famille d’émigrés originaires du Sud Liban, qui s’est enrichie grâce à la filière diamantaire, Nabih Berri , diplômé en droit et féru de poésie, n’était pas prédestiné à faire de la politique, un domaine longtemps réservé aux grandes familles féodales chiites.
Militant estudiantin très actif, la vie de ce polyglotte père de neuf enfants bascule au milieu des années 1960 au contact de l’imam Moussa Sadr, fondateur en 1974 du "Mouvement des déshérités", qui selon ses propres termes a "transformé" son existence. Ce religieux aussi charismatique que populaire, né en Iran dans une famille de religieux originaires du Sud-Liban, est à l’origine de l’émancipation politique et sociale de la communauté chiite, longtemps marginalisée et laissée pour compte par sa propre élite et par l’État libanais. "Très tôt, Nabih Berri a cultivé un sentiment de révolte par rapport aux privations et aux injustices qui frappaient sa communauté, un ressentiment qui est à l’origine de son engagement politique et de son admiration pour l’imam Sadr", décrypte l’ancien élu proche de lui.
Le jeune avocat est nommé porte-parole puis président du bureau politique du mouvement "révolutionnaire" qui perd cependant son fondateur en 1978, mystérieusement disparu en Libye où il s’était rendu sur invitation du colonel Kadhafi. La disparition de Moussa Sadr, jamais élucidée et commémorée chaque année, est un tournant dans la vie de Nabih Berri qui prend, en 1980, les rênes du bras armé du "Mouvement des déshérités", baptisé Amal (espoir en arabe), et le transforme en une redoutable machine de guerre.
Fort de plusieurs dizaines de milliers de combattants à son apogée (30 000 selon les experts), Nabih Berri , dont les portraits sont toujours affichés aujourd’hui, à côté de ceux de l’imam Sadr, dans certains villages chiites, s’impose comme l’un des plus puissants acteurs de la Guerre du Liban (1975-1990). L’avocat de la cause chiite se mue en un seigneur de guerre intraitable, en profitant de ses réseaux connectés à la filière diamantaire en Sierra Leone, et du soutien financier et militaire fourni par le régime syrien de Hafez al-Assad.
Ses miliciens dictent alors sa loi, celle du plus fort, dans toutes les régions majoritairement chiites du pays, du sud du Liban à une partie de la plaine de la Bekaa, en passant par la banlieue sud de Beyrouth, dont Nabih Berri contrôlera pendant un temps la partie ouest, lorsque la capitale libanaise était scindée en deux parties, entre musulmans à l’ouest et chrétiens à l’est.
Lutte fratricide avec le Hezbollah
Laïc convaincu, et très attaché à l’identité arabe, il s’oppose "au fanatisme en provenance d’Iran", alors que Téhéran tente de propager la révolution islamique de 1979 dans la région. Il voit surtout d’un mauvais œil la création du Hezbollah en 1982, sur ordre du Guide suprême iranien Ruhollah Khomeini, qu’il perçoit comme un défi à son autorité au sein la communauté chiite.
Le mouvement Amal, ancré à gauche, est balloté par l’émergence de ce nouvel acteur très religieux qui lui conteste le rôle de résistant à l’occupant israélien dans le sud du pays. Une partie des membres et des combattants d’Amal, en désaccord avec la stratégie de Nabih Berri , qui mène notamment une "guerre des camps" sans merci aux factions palestiniennes, considérées comme un frein à l’hégémonie de son mouvement, rejoint les rangs de la milice pro-iranienne. Des dissidents du mouvement créent le "Amal islamique", et se rapprochent de l’Iran.
Portrait de Nabih Berri dans le journal télévisé d'Antenne 2 en 1984
La tension atteint des sommets, et une féroce bataille fratricide inter-chiite fini par s’engager à partir de 1987 entre la milice de Nabih Berri et le Hezbollah. Les combats font plusieurs centaines de morts et des milliers de blessés. Le chef d’Amal, nommé plusieurs fois ministre pendant la guerre et cible de plusieurs tentatives d’assassinat, est alors dépeint par le Hezbollah, qui le surnomme "Dracula", comme "un criminel de guerre ayant vendu son âme à Washington".
Sur le terrain, Nabih Berri , avec le soutien intensif de la Syrie qui refuse l’ingérence de son allié iranien sur la scène libanaise, est plusieurs fois en passe d’éliminer le Hezbollah du Sud Liban, en vain. Finalement, un accord parrainé en octobre 1990 après la fin de la guerre par Damas et Téhéran le contraint à coexister avec le "parti de Dieu" .
Les armes pour le Hezbollah, la politique pour Berri
Après avoir déposé les armes, Nabih Berri , surnommé l’Istez (maître en arabe, en référence à sa formation d’avocat), est récompensé par la Syrie, qui a imposé sa tutelle au Liban . "Nabih Berri connaît parfaitement les méthodes du régime syrien, qui pendant la guerre du Liban n’a pas hésité à éliminer certains de ces alliés pour parvenir à ses fins, il a donc toujours composé avec cette menace, en cherchant à ne jamais froisser Damas, explique l’ancien élu, joint au téléphone par France 24. C’est un pragmatique qui a su tirer son épingle du jeu en comprenant très vite, au milieu des années 1980, que rien ne pouvait se faire à Beyrouth sans l’aval des Syriens, future force hégémonique."
Le chef du mouvement Amal est alors chargé de représenter les chiites sur la scène politique, au Parlement et au gouvernement, tandis que le Hezbollah reste la seule milice à ne pas désarmer, au nom de la lutte contre Israël, qui occupera le du sud du pays du Cèdre jusqu’en 2000. À la suite des législatives de 1992, les premières depuis 1972, il est élu à la présidence du Parlement, un poste clé dévolu traditionnellement à la communauté chiite, conformément au système confessionnel libanais.
Paradoxalement, alors que son influence politique s’amplifie, il ne peut que constater la montée en puissance du Hezbollah dans les territoires majoritairement chiites. Amal, qui ne peut rivaliser avec le "parti de Dieu", dirigé depuis 1992 par Hassan Nasrallah, soutenu financière ment par l’Iran, est rapidement supplanté. "Le Hezbollah a besoin du mouvement de Berri , qui ne représente aucune menace pour ses intérêts, afin de maintenir l’illusion d’un pluralisme politique au sein de la communauté chiite, alors qu’il la domine totalement", souligne l’ancien élu proche du leader chiite.
De fait, au fil des années, Nabih Berri se contente de défendre l’agenda régional du régime syrien, et se place sous l’ombrelle de son ancien rival chiite, qui d’une milice anti-israélienne à sa création, et devenu aujourd’hui un acteur régional impliqué sur plusieurs fronts au Moyen-Orient. "Je ne suis pas un collaborateur de la Syrie, a-t-il assuré en 2002 : je suis Syrien au Liban et Libanais en Syrie."
Ses rivaux , eux, lui reprochent de recourir au chantage politique et de détourner les institutions . Ils l’accusent notamment de profiter de son pouvoir pour mettre en place un système clientéliste au bénéfice des sympathisants et des proches des membres de son mouvement. "S’il adore jouer les médiateurs, une manière pour lui de se situer toujours au centre du jeu, voire au-dessus, il a également un pouvoir de nuisance très important, si quelque chose lui déplaît, si ses intérêts, ou ceux de sa communauté ne sont pas pris en compte, il peut décider de paralyser la vie politique libanaise en bloquant le Parlement ou en envoyant ses partisans dans la rue."
Lors des législatives du 6 mai, les premières organisées depuis 2009, Nabih Berri et son parti, qui ont présenté des listes communes avec le Hezbollah, ont remporté 16 sièges de députés, contre 13 pour le "parti de Dieu". Signe qu'il reste un pilier de l’échiquier politique libanais, dont il incarne, avec d'autres leaders libanais, l’immobilisme, pour la plus grande joie de ses partisans, majoritairement issus des quartiers populaires chiites, qui vouent une admiration sans borne à l’Istez.