Il ne manquait pas grand-chose pour que Cannes réussisse son tapis rouge "100 % féminin. Mais il manquait beaucoup pour que "Les Filles du soleil", Eva Husson, séduise. Il ne manque rien pour que "Trois visages", de l'Iranien Jafar Panahi réjouisse.
La photo est forte. Quatre-vingt-deux femmes du cinéma posant, samedi soir, sur le tapis rouge avant une montée des marches dite "100 %" féminine. Au centre, l'actrice autstralienne et présidente du jury, Cate Blanchett, et la mythique réalisatrice française Agnès Varda qui, dans une lettre lue ensemble, réclament "l’égalité salariale". Seulement voilà, il y a comme un os. Sur ce cliché destiné à démontrer l’engagement de Cannes en faveur des femmes, on voit Thierry Frémaux et Pierre Lescure, les deux boss du Festival, trôner au-dessus de la mêlée, tels deux professeurs d’école gardant un œil sur leurs ouailles. Symboliquement, ce n’est pas terrible. Mais passons.
Émouvant, historique, 82 femmes de tous les métiers et pays de cinéma viennent d’ouvrir la Montée des marches de LES FILLES DU SOLEIL d’Eva Husson. #Cannes2018 #Competition pic.twitter.com/MluBodtw8o
Festival de Cannes (@Festival_Cannes) 12 mai 2018Le "photobombing" des deux manitous cannois n’est pas le plus gros ratage de cette soirée. Il est même anecdotique à côté de la catastrophe présentée dans la foulée au Grand Théâtre Lumière. Deuxième postulant français à la Palme d’or (après "Plaire, aimer et courir vite", de Christophe Honoré), "Les Filles du soleil", d'Eva Husson était censé constituer le point d’orgue de cette journée marquée du sceau du "combat féministe". C’est manqué.
La guerre sur papier glacé
De combat, il en est effectivement question dans ce film. Normal, c’est un film de guerre. Les filles du soleil qu’évoque le titre, ce sont les soldates d’un bataillon kurde essentiellement féminin qui ont combattu de front l’organisation État islamique (EI) en Irak (organisation que le film ne nommera d’ailleurs jamais, préférant l’expression "d'extrémistes" ou de "barbus", ce qui est un brin problématique pour un film qui répète comme un mantra l’impérieuse nécessité de "dire la vérité" en ces temps de guerre). L’histoire nous est racontée du point de vue d’une journaliste française "embeddée" (Emmanuelle Bercot), dont le bandeau masquant un œil gauche supplicié n’est pas sans rappeler celui de la reporter américaine Marie Colvin, tuée en 2012 à Homs par les bombes de l’armée syrienne de Bachar al-Assad.
Arborer pareille blessure, ça pose une journaliste. Mais il en faut plus pour impressionner les "filles du soleil", au premier rang desquelles Bahar (Golshifteh Farahani(photo)), cheffe de troupe amazone tellement charismatique que la caméra n’ose pas s’en détourner, sauf pour montrer, au hasard Balthazar, quelques plans bien sentis de paysage désolé (mais, dites-moi, ces nuages gris qui s’amassent au-dessus des plaines asséchées, ne serait-ce pas le signe d’un mauvais présage ?). Avec le même recul qu’un article de "Paris Match" sur les vacances à la neige d’Emmanuel Macron (qu’est-ce qu’il skie bien quand même), le film d’Eva Husson offre une vision romantique extrêmement désagréable du combat de ces femmes pour leur liberté (et celle d’un peuple tout entier), qui, par un excès de glorification en papier glacé, finit par caricaturer un engagement dont on ne peut nier la noblesse. Tant de déférence aurait pu être comique. Mais non, c’est rebutant.
Thriller à 25 km/h
À Cannes, on le sait, il faut savoir endurer. La fatigue, d’abord, qui à mi-parcours commence à se faire sentir. Mais aussi l’inconstance d’une compétition qui alterne les hauts et les bas à la vitesse des montagnes russes. "Trois visages" fait partie des sommets qui jalonnent le tracé de la course à la Palme d’or. Il fait également partie des films présentés ici sur la Croisette en l’absence de son réalisateur. Comme son confrère Kirill Serebrennikov, retenu au pays par la justice russe, Jafar Panahi n’a pas pu venir défendre son film. Mais le cinéaste iranien est un habitué des compétitions à distance. Malgré l’interdiction qui lui a été faite, en 2010, de quitter l’Iran et d’exercer son métier, le cinéaste parvient à présenter des films dans les festivals internationaux. En 2011, son documentaire "Ceci n’est pas un film" avait été projeté hors compétition sur la Croisette. Quatre ans après ce fut "Taxi Téhéran", espiègle fiction déguisée en caméra cachée, qui remportait l’Ours d’or à Berlin.
Comme son prédécesseur, "Trois visages" a été en grande partie filmé depuis une voiture, dispositif-refuge qui permet à Panahi de se jouer de son assignation à résidence (être enfermé tout en se déplaçant) et de son interdiction de filmer (le véhicule servant de principal plateau de tournage). Une économie de moyens soulignée dès la première scène, où une adolescente de la campagne iranienne filme au téléphone portable sa tentative de suicide. La vidéo a été envoyée à Jafar Panahi (qui joue son propre rôle) et Behnaz Jafari, actrice d’une populaire série iranienne, qui tous deux décident de prendre la route pour vérifier sur place si la jeune fille a réellement commis l’irréparable.
Thriller low-tempo mené à la vitesse autorisée sur les routes escarpées des montagnes iraniennes (25 km/h à vue de nez), "Trois visages" stupéfait par sa force d’évocation malgré son minimalisme. À mesure du récit, la caméra parvient à s’affranchir de sa contrainte initiale pour s’aventurer hors de la voiture. Aux plans serrés sur les visages viennent alors se substituer des plans plus larges, très beaux, visant à rendre visible le hors-cadre, c’est-à-dire l’Iran profond dans sa réalité la plus crue (des paysages accidentés, un village enclavé, des rustres paysans oscillant entre bienveillance et méchanceté crasse). L’échappée belle atteindra son acmé dans un majestueux plan-séquence final que l’on interprétera comme un message clair du cinéaste adressé aux autorités de son pays : "je ne m’arrêterai pas de tourner".
Faisant de l’acte de filmer le sujet central de son œuvre, Jafar Panahi ne pouvait que s’emparer de l’héritage laissé par Abbas Kiarostami. "Trois visages" est un hommage vibrant à son regretté compatriote et à sa Palme d’or, obtenue en 1997 avec "Le Goût de la cerise". On y retrouve les mêmes thèmes et images (le suicide, la voiture, la tombe creusée), mais aussi la même tension entre le besoin de vivre et la tentation d’en finir. Tentation que Panahi s’emploie de film en film à battre en brèche. Oui, c’est fort.