logo

Souvenirs de douleurs et d’étoiles pour la danseuse Marie-Agnès Gillot

On lui avait diagnostiqué une double scoliose et elle était trop grande pour pouvoir danser. Elle est pourtant devenue danseuse étoile au ballet de l’Opéra de Paris. Marie-Agnès Gillot fait ses adieux à la scène et se confie à France 24.

C’est un de ces jours de froid glacial dans l’hiver parisien, et Marie-Agnès Gillot veut quand même sortir fumer une cigarette. Elle a de la fièvre, une toux sèche, mais a écarté l’idée d’annuler notre rendez-vous, ce n’est pas son style.

Durant toute sa carrière illustre, elle a dansé avec des os brisés, s’est débattu avec une double scoliose et a continué de répéter en étant enceinte de sept mois.

"La discipline est la pierre angulaire de la liberté", dit-elle à l’âge de 42 ans, en sirotant son jus de tomates et en tirant sur sa cigarette à la terrasse d’un café du 7e arrondissement de Paris. Sa présence est lumineuse et charismatique malgré sa grippe ; elle a le rire facile sans exubérance.

La danse est une "passion" qui remonte à l’âge de cinq ans, lorsque sa mère l’inscrit à un cours. "J’ai tout de suite aimé ça, dit-elle, pas tant pour les tutus ou les posters de ballerines, que pour le travail physique, la discipline, la transpiration et la grâce."

Son enfance se déroule dans la ville de Caen, en Normandie, où elle n’avait jamais entendu parler de l’Opéra de Paris. Les animaux et la campagne forment son monde. Mais la professeure de danse repère vite son potentiel, et à l’âge de neuf ans, la voilà admise à l’école de danse de l’Opéra de Paris, en internat.

La vie de "petit rat de l’opéra"

Le quotidien de "petit rat" est connu pour être éreintant. Il faut suivre les matières scolaires en plus de la danse et réussir obligatoirement son brevet, sous peine d’être renvoyé. Les élèves respectent un régime strict, leur alimentation doit subvenir à leurs besoins énergétiques de la journée mais les empêcher de prendre du poids. Même la taille du chignon est contrôlée. Marie-Agnès Gillot a le souvenir d’avoir reçu peu de compliments durant cette période. C’était des années "très difficiles", résume la danseuse, et la camaraderie était teintée de "trop de rivalités et de compétitions" pour se faire de véritables amies.

Tous les petits rats rêvent de devenir étoile un jour. Mais seuls certains sortiront des rangs pour devenir "premier danseur", puis être promu "danseur étoile", le titre le plus honorifique du corps de ballet. L’Opéra de Paris compte actuellement 19 "étoiles" et 11 "premiers", pour 146 danseurs.

À l’âge de 12 ans, son corps grandit de 12 centimètres en une année, et le médecin lui diagnostique une double scoliose. Elle prend le risque de ne pas subir une opération qui aurait pu l’handicaper à vie, et préfère porter un corset qui contient son torse de la nuque jusqu’au bassin durant six ans – elle n’a le droit de l’ôter que pour danser et cache le corset à la vue de ses camarades.

Est-ce que son ambition a fléchi, alors ? Elle balaie l’idée comme elle écarterait un moustique : "Il y avait d’autres danseurs de grande taille, dit-elle du haut de ses 175 centimètres. Les professeurs s’en prenaient facilement aux grands. Mais quoi qu’il en soit, je sortais du lot. Si tu es grand et que tu danses bien, où est le problème ?"

Elle a réussi à déjouer les pronostics et faire taire ses détracteurs, en intégrant le corps de ballet dès l’âge de 15 ans, soit un âge très précoce. Son énergie, son intensité émotionnelle, sa technique sans faille, sont repérés par la critique. Elle est souvent comparée à l’Américaine Suzanne Farrell pour son physique d’athlète.

"J’ai été subjugué quand je l’ai vue danser pour la première fois, se souvient Frederick Wiseman, réalisateur du documentaire "La Danse" sur le Ballet de l’Opéra de Paris. Elle peut enchaîner les pirouettes, jusqu’à 28 pirouettes peut-être ! C’est une très grande danseuse."

Danser avec une jambe fracturée

L’entière dévotion à son art l’a amenée à monter sur scène avec une fracture de 12 centimètres à l’os d’une jambe. "Je ne pouvais pas marcher, mais toujours danser", lance-t-elle avec un sourire en coin.

Passée sa rapide ascension, elle est nommée danseuse étoile à un âge relativement avancé : 28 ans. "J’ai beaucoup attendu", reconnaît-elle, mais l’occasion, lorsqu’elle s’est présentée, était "spéciale" : c’était pour "Signes" de la chorégraphe américaine Carolyn Carlson.

Marie-Agnès Gillot a la particularité d’avoir débuté avec des ballets contemporains avant de décrocher les rôles-titres des grands classiques. Elle se souvient du travail avec Pina Bausch "précis, minutieux, exigeant", avec Carolyn Carlson, Maurice Béjart, William Forsythe et Wayne McGregor.

"Marie-Agnès peut s’emparer de tout ce que vous jetez comme idée, et propose encore advantage”, témoigne le chorégraphe britannique Wayne McGregor dans une interview au New York Times, en 2012. "Elle est incroyablement créative, elle peut générer un nouveau langage corporel, sans crainte. Dans ‘Genus’, elle devait danser en pente, à l’intérieur d’une boîte qui bougeait. Son solo était complexe, et impliquait des équilibres instables. Elle a réussi ce tour de force sans problème."

Carrière chorégraphique

À l’âge de 36 ans, elle est la première danseuse étoile à chorégraphier un ballet à l’Opéra Garnier : "J’ai toujours aimé travailler avec les grands chorégraphes, ceux qui ont du génie, mais j’avais envie de créer des ballets moi-même."

Marie-Agnès Gillot a subverti les répartitions traditionnelles des rôles et défié les conventions. Dans "Sous Apparence", tous les danseurs et les danseuses montent sur les pointes, durant toute la chorégraphie.

Est-ce que c’est plus difficile pour une femme de se faire une place? Elle hausse les épaules et explique qu’elle a surtout dû se battre pour être vue autrement qu’en tant que danseuse : "En France, on n’aime pas que vous ayez plus d’une corde à votre arc. On pense que si vous entreprenez plusieurs choses, vous les faites mal ou n’êtes pas investi. Je me vois plutôt comme une harpe avec plein de cordes !"

Et le harcèlement sexuel ? La danseuse se tait un instant, puis éclate de rire : "Vous savez, ce n’est pas vraiment un problème aujourd’hui. Il n’y a plus beaucoup d’hétérosexuels dans ce milieu !"

Danser enceinte

Durant ses années d’apprentissage, Marie-Agnès Gillot a été fortement inspirée par des danseurs britanniques et américains tels que Darcey Bussell et Cynthia Gregory. Elle a été amenée à travailler avec Rudolf Nureyev, Pina Bausch and Wayne McGregor. Mais son souvenir le plus empreint de magie reste la période où elle était enceinte de son fils, Paul, aujourd’hui âgé de quatre ans. Elle a continué les répétitions jusqu’à sept mois de grossesse, et repris le travail cinq semaines après la naissance. Aujourd’hui, elle élève son fils seule.

"C’était incroyable qu’il soit ainsi immergé dans la danse, s’enthousiasme-t-elle, je n’aurai plus jamais cette expérience. Il s’est développé dans un environnement musical continu, 24 heures sur 24." Quel conseil lui donnerait-elle, s’il voulait devenir danseur à son tour ? "Ne jamais dire que je suis sa mère !", plaisante-t-elle.

Retraite à l’âge de 42 ans

Une femme pour qui le bonheur se définit par la danse sur scène doit avoir toutes les peines du monde à arrêter son travail. La règle veut qu’un danseur étoile quitte la scène à l’âge de 42 ans, ce que Marie-Agnès Gillot trouve "stupide". "Certains corps féminins sont éreintés à l’âge de 42 ans, mais c’est surtout le cas des hommes. Les femmes peuvent souvent danser jusqu’à 45 ans", observe-t-elle.

Les adieux à l’Opéra seront "très difficiles", elle l’admet – la soirée d’adieux est prévue officiellement le 31 mars – mais elle ne se reposera pas sur ses lauriers. Elle prévoit de travailler avec Mc Gregor, pour incarner le rôle d’une folle dans le ballet "Titicut Follies", une adaptation d’un documentaire de Frederick Wiseman sur les patients d’un asile pour criminels atteints de troubles mentaux.

Par le passé, elle a déjà travaillé avec un groupe de hip-hop, participé à une émission de télévision, dansé au milieu de cygnes vivants, et recueilli sa sueur après une performance du Boléro de Ravel, pour la mettre à disposition sur le toit du Palais de Tokyo.

À ses heures perdues, elle écrit de la poésie et voudrait apprendre à chanter, dans l’espoir que cela l’inciterait à arrêter le tabac – dit-elle en tirant sur sa cigarette.

Elle apprécie beaucoup d’enseigner la danse classique à des "personnes normales", et donne des cours en France et en Italie. "Tout le monde ne peut pas devenir danseur étoile. Mais tout le monde peut aimer danser !", sourit-elle.

Ce texte a été adapté de l'anglais au français par Priscille Lafitte.

Tags: Danse, Opéra,