
Il a fallu trois décennies aux Nigérians pour retrouver l’un des trois originaux de la "Joconde africaine". Le portrait de la princesse "Tutu", peint en 1974 par Ben Enwonwu, est vendu mercredi aux enchères à Londres.
"Tutu" avait disparu depuis près de 40 ans. Le portrait d'Ife Adetutu Ademiluyi, dite "Tutu", la princesse représentée sur un tableau du peintre nigérian Ben Enwonwu, a été retrouvé dans un appartement londonien et elle est vendue aux enchères à Londres, le 28 février. Fruit d'une romance et symbole d'une partie de l'histoire nigériane, le tableau est devenu une légende. Retour sur une épopée artistique singulière.
Cette toile est le fruit d'un coup de cœur, celui de Ben Enwonwu pour la jeune Adetutu Ademiluyi. Le peintre et sculpteur nigérian la voit pour la première fois dans les années 1970 à Ile Ife, berceau de l'ethnie Yorouba dans le sud-ouest du Nigeria, où il est professeur de beaux-arts à l'université. Ben Enwonwu "est alors frappé par son long cou et sa beauté gracieuse", écrit le Guardian.
Le peintre cherche la jeune femme pendant six mois avant de la retrouver et de convaincre sa famille de la laisser poser pour lui, une autorisation rarement donné pour les jeunes filles bien nées. Adetutu Ademiluyi est une princesse ife, petite-fille d'un chef traditionnel, l'Ooni (roi) d'Ife, Ademiluyi Ajagun, décédé en 1930.
Secrètement amoureux de son modèle, Ben Enwonwu peint la jeune femme avec un regard lointain, un turban mauve et un drapé indigo retombant sur la tête, et un halo de lumière sous le menton. Un portrait plein de mystère qui vaut régulièrement à l’œuvre la comparaison avec la Joconde de Léonard de Vinci.
Son plus grand chef-d’œuvre
La princesse Tutu a depuis disparu et ceux qui ont cherché sa trace ne savent dire si elle est toujours vivante. Quant au tableau, Ben Enwonwu l’a chéri toute sa vie, le considérant comme son plus grand chef-d’œuvre. Il l’aurait gardé accroché dans son studio jusqu’à l’année de sa mort, en 1994. En 1974, il en peint deux autres versions pour éviter de vendre la première.
Mais les trois tableaux ont disparu : le premier lors d’un cambriolage chez le peintre, alors atteint d'un cancer, en 1994, juste avant sa mort. La deuxième toile s’est voltalisée après une exposition à l’ambassade d’Italie à Lagos, en 1975. Quant au troisième exemplaire, sa trace a également été perdue, avant dqu'il ne soit retouvé par hasard chez un couple, qui ne savait même en être le propriétaire.
C'est Giles Peppiatt, directeur du département d’art moderne africain de la salle de vente britannique Bonhams, qui a retrouvé le tableau. "C’est très excitant d’avoir découvert ce tableau, le seul de la série dont on ait pu retrouver la trace", témoigne-t-il.
Patrimoine culturel nigérian
Pour le Nigeria, cette découverte est de taille, car, comme l’a dit la célèbre romancière nigériane Chimamanda Ngozie Adichie, l’art d’Enwonwu fait partie de "l’identité nationale". Reproduit plusieurs milliers de fois, sur toile ou sur papier, ce tableau d'une rare intensité est très vite devenu le symbole de l'art et de la beauté nigériane.
"Le portrait de Tutu est une icône nationale au Nigeria, et elle a une très haute signification culturelle", abonde Giles Peppiatt. Cette représentation d’une princesse yoruba, par un artiste igbo, est devenue un symbole de la réconciliation nationale. De 1966 à 1970, le Nigeria a été déchiré par la guerre civile entre les indépendantistes igbos revendiquant la création d’une république au Biafra, dans le sud-est du pays, et les forces fédérales.
Un symbole que certains aimeraient voir revenir dans les collections nationales nigérianes, notamment le fils de l’artiste. "J’espère qu’un Nigérian l’achètera car c’est très important de garder certains de nos œuvres. C’est très important que les générations futures puissent voir les œuvres là où elles ont été créées. Ce n’est pas toujours agréable de se déplacer pour aller voir nos œuvres d’art à l’étranger", a confié Olivier Enwonwu à Africa 24.
Enwonwu, artiste de la négritude
L’artiste, qui avait fait ses classes à Oxford, en Angleterre, n’aimait pourtant pas être considéré comme "un peintre africain". "Des artistes comme Picasso, Braque et Vlaminck étaient influencés par l’art africain. Tout le monde le voyait et ça ne dérangeait personne. Mais quand des artistes africains sont influencés par une formation et une technique européenne, on attend d’eux qu’ils restent accrochés à leur art traditionnel", avait-il déclaré à la BBC en 1958.
Loin de l’art traditionnel, Ben Enwonwu est au contraire considéré comme l’un des pères du modernisme africain. Tout en assumant ses influences européennes, il était proche de la négritude, ce courant politique et littéraire lié à l’anticolonialisme. Il avait notamment rencontré des figures clés du mouvement panafricaniste, dont Léopold Sedar Senghor, lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris, en 1956.
Entre 1972 et 1975, le peintre a produit une série d’œuvres dans lesquelles il cherchait une imagerie visuelle de la négritude. La vente aux enchères organisée par Bonhams le 28 février inclut d’ailleurs une huile intitulée "Negritude on red". Il y représente une femme africaine nue, célébration de la beauté dans une Afrique indépendante.
Très prolixe sur la question du racisme dans le monde de l’art, il avait déclaré à la BBC en 1958 : "Je n’accepterai jamais une position inférieure dans le monde de l’art". La vente aux enchères de l’artiste, qui a été exposé à la Tate Gallery de Londres, à l’institution Smithsonian de Washington, ainsi qu’à la Galerie nationale de Lagos, devrait prouver le contraire. Le portrait de Tutu vendu aux enchères à Londres ce 28 février est estimé entre 200 000 et 300 000 livres (entre 226 000 et 330 000 euros).